En vain, les autorités de l'amphithéâtre ordonnèrent d'intensifier le bruit des timbales et les sons aigus des flûtes et des luths afin d'étouffer les voix intraduisibles de l'hymne chrétien. L'harmonie de ces vers résignés et tristes était toujours plus fort, dépassant tous les bruits dans sa majestueuse mélancolie.
Nestor et Cirus chantaient aussi, dirigeant leurs yeux vers le ciel où le soleil dorait les derniers nuages crépusculaires.
Les premières flèches furent lancées à la poitrine des martyrs avec un singulier savoir- faire, ouvrant des rosés de sang qui se transformèrent immédiatement en épais filets de souffrance et de mort, mais le cantique continuait comme un arpège angoissé à se répandre sur la terre sombre et douloureuse... À cette mélodie se mêlaient, indistinctement, la nostalgie et l'espoir, les joies du ciel et les désillusions du monde, comme si cette poignée d'abandonnés était un troupeau d'alouettes poignardées, s'abreuvant à l'atmosphère de la terre en route vers le paradis :
Agneau sacré de Dieu,
Seigneur de toute la vérité,
Sauveur de l'humanité,
Verbe sacré de lumière !..
Berger de la paix, de l'espoir,
De ta divine demeure,
Seigneur Jésus, illumine
Le supplice de notre croix !...
Toi aussi, tuas eu ton calvaire
De douleur, d'angoisses, de calomnies,
En offrant au monde entier
La lumière de la rédemption ;
Tu as souffert de la soif et des tourments,
Mais, sous le fiel, et les maux,
Tu as racheté les pécheurs
Du plus triste esclavage !
Si toi aussi tu as bu le calice De l'amertume et de l'ironie,
Nous voulons la joie
De souffrir et pleurer... Car tels des moutons égarés, Nous sommes les fils de l'erreur, Qui en cette terre d'exil Vivent à t'attendre.
Vivre le bonheur
Des bénédictions de l'Éternité
Qui ne se trouvent pas ici ;
La joie de te rencontrer
Dans les dernières souffrances,
Allume en nous le plaisir
De bien mourir pour Toi !...
Seigneur, pardonne les bourreaux
De ta doctrine sacrée !
Protège, soutiens, relève
Ceux qui dans le mal vivent pour mourir...
En route vers Ton royaume, Toute la douleur se transforme,
Toute larme est bonheur,
Le bien consiste à souffrir!...
Console, Jésus aimé,
Ceux qui nous sont chers,
Qui sont restés en arrière
Dans la nostalgie et dans l'amertume ;
Donne-leur la foi qui transforme
Les souffrances et les pleurs
Dans les trésors sacrés
De la vie de Ton amour!...
D'autres strophes se sont élevées au ciel comme des soupirs de résignation et d'espoir...
La poitrine criblée de flèches qui saignaient son cœur alors qu'il contemplait le cadavre de son fils qui expirait devant lui vu sa faiblesse organique, Nestor a senti qu'un tourbillon de souvenirs indéfinissables a affleuré sa pensée déjà vacillante, confus, au bord de l'agonie. Les yeux troublés par l'angoisse de la mort à lui ravir ses forces, il perçut la foule qui les huait et entendait toujours son tumulte bestial... Il a regardé la tribune impériale où devaient se trouver ceux qui avaient mérité son affection pure et sincère, mais sentit remonter de son for intérieur des émotions intraduisibles, il s'est vu lui aussi dans ses souvenirs confus à la tribune d'honneur portant la toge de sénateur, décoré de pourpre... Couronné de rosés3
lui- même applaudissait la tuerie de chrétiens qui, sans les poteaux du supplice ni les flèches empoisonnées à leur transpercer la poitrine, étaient dévorés par des fauves hideux et insatiables... Il voulut marcher, bouger, mais en même temps il se voyait agenouillé au bord d'un grand lac devant Jésus de Nazareth dont le regard doux et profond pénétrait les secrets de son cœur... Agenouillé, il tendait les mains au Maître divin, implorant son soutien et sa miséricorde... Des larmes ardentes lui brûlaient le visage triste et décharné..À ses yeux moribonds, la foule furieuse du cirque avait disparue...
Nestor était la réincarnation de l'orgueilleux sénateur
C'est alors qu'une figure d'ange ou de femme4
a marché vers lui, lui tendant ses mains affectueuses et translucides... Le messager du ciel s'est agenouillé auprès du corps ensanglanté et lui a caressé les cheveux, l'embrassant doucement. L'ancien esclave a ressenti la caresse de ce baiser divin et son esprit fatigué et affaibli s'est légèrement endormi comme s'il était un enfant.Dans toute l'arène ont vibré des radiations invisibles descendant des régions les plus élevées de la spiritualité... Des êtres dévoués et resplendissants tendaient fraternellement leurs bras aux compagnons qui abandonnaient leur enveloppe périssable, témoignage de leur foi, par l'injure et par la souffrance.