Certains n'ouvraient plus la bouche, d'autres juraient dans leurs barbes et le chef faisait office d'horloge parlante :
— Dix-sept heures vingt-huit, messieurs... Dix-huit heures trois, messieurs... Dix-huit heures dix-sept, messieurs... Comme s'il avait à cœur de les stresser au maximum.
Elle n'avait plus rien à faire et s'appuyait à sa table de travail en soulevant un pied puis l'autre pour soulager ses jambes. Le type à côté d'elle s'entraînait à faire des arabesques de sauce autour d'une tranche de foie gras sur des assiettes rectangulaires. D'un geste aérien, il secouait une petite cuillère et soupirait en avisant ses zigzags. Ça n'allait jamais. C'était beau pourtant...
— Qu'est-ce que tu veux faire ?
— Je ne sais pas... Un truc un peu original...
— Je peux essayer ?
— Vas-y.
— J'ai peur de gâcher...
—— Non, non, tu peux y aller, c'est un vieux fond, c'est juste pour m'entraîner...
Les quatre premières tentatives furent lamentables, à la cinquième, elle avait attrapé le coup de main...
— Ah, mais c'est très bien ça... Tu pourrais le refaire ?
— Non, rit-elle, j'ai bien peur que non... Mais... Vous avez pas des seringues ou quelque chose dans le genre?
— Euh...
— Des petites poches à douille ?
— Si. Regarde dans le tiroir...
— Tu me la remplis ?
— Pour quoi faire ?
— Juste une idée, comme ça...
Elle se pencha, tira la langue et dessina trois petites oies.
L'autre appela le chef pour lui montrer.
— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Allons... On n'est pas chez Disney, les enfants !
Il s'éloigna en secouant la tête.
Camille haussa les épaules, penaude, et retourna s'occuper de ses salades.
— C'est pas de la cuisine, ça... C'est du gadget... continua-t-il de ronchonner depuis l'autre bout de la pièce, et vous savez le pire ? Vous savez ce qui me tue ? C'est que ces couillons-là, ils vont adorer... Aujourd'hui, c'est ça qui veulent les gens : du gadget ! Oh, et puis c'est jour de fête après tout... Allez mademoiselle vous allez me faire le plaisir de me barbouiller votre basse-cour sur une soixantaine d'assiettes... Au galop, mon petit !
— Réponds « oui, chef », lui chuchota-t-il.
— Oui, chef !
— Je vais jamais y arriver... se lamenta Camille.
— Tu n'as qu'à en faire qu'une à chaque fois...
— À gauche ou à droite ?
— À gauche, ça sera plus logique...
— Ça fait un peu morbide, non ?
— Nan, c'est marrant... De. toute façon, t'as plus le choix maintenant...
— J'aurais mieux fait de me taire...
— Principe numéro un. T'auras au moins appris ça... Tiens, voilà le bon jus...
— Pourquoi il est rouge ?
— Il est à base de betterave... Vas-y, je te passe les assiettes...
Ils échangèrent leur place. Elle dessinait, il tranchait le bloc de foie gras, le disposait, le saupoudrait de fleur de sel et de poivre grossièrement concassé puis passait l'assiette à un troisième larron qui disposait la salade avec des gestes d'orfèvre.
— Qu'est-ce qu'ils font, tous ?
— Ils vont manger... On ira plus tard... C'est nous qui ouvrons le bal, on descendra quand ce sera leur tour... Tu m'aideras pour les huîtres aussi ?
— Il faut les ouvrir ? !
— Non, non, juste les faire belles... Au fait, c'est toi qui as pelé les pommes vertes ?
— Oui. Elles sont là... Oh, merde ! On dirait plutôt un dindon, mon truc...
— Pardon. J'arrête de te parler.
Franck passa près d'eux en fronçant les sourcils. Il les trouva bien dissipés. Ou bien gais.
Ça ne lui plaisait pas trop cette affaire-là...
— On s'amuse bien ? demanda-t-il, moqueur.
— On fait ce qu'on peut...
— Rassure-moi... ça se réchauffe pas au moins ?
— Pourquoi il t'a dit ça ?
— Laisse, c'est un truc entre nous... Ceux qui font le chaud se sentent investis d'une mission suprême, alors que nous, là, même si on se donne un mal de chien, ils nous mépriseront toujours. On ne touche pas au feu, nous... Tu le connais bien, Lestafier ?
— Non.
— Ah ouais, ça m'étonnait aussi...
— De quoi ?
— Nan, rien...
Pendant que les autres étaient partis dîner, deux Blacks nettoyèrent le sol à grande eau et passèrent plusieurs coups de raclette pour le faire sécher plus vite. Le chef discutait avec un type super élégant dans son bureau.
— C'est déjà un client ?
— Non, c'est le maître d'hôtel...
— Eh ben... Il est drôlement classe...
— En salle, ils sont tous beaux... Au début du service, c'est nous qui sommes propres et eux qui passent l'aspirateur en tee-shirt et plus le temps passe, plus la tendance s'inverse : on pue, on devient crades et eux ils passent devant nous, frais comme des gardons, avec leurs brushings et leurs costumes impeccables...
Franck vint la voir alors qu'elle finissait sa dernière rangée d'assiettes :
— Tu peux y aller si tu veux...
— Ben, non... Je n'ai plus envie de partir maintenant... J'aurais l'impression de louper le spectacle...
— T'as encore du taf pour elle ?
— Tu parles ! Autant qu'elle veut ! Elle peut prendre la salamandre...
— C'est quoi ? demanda Camille.
— C'est ce truc-là, cette espèce de gril qui monte et qui descend... Tu veux t'occuper des toasts ?
— Pas de problème... Euh... à propos, j'ai le temps de m'en griller une ?