Mais déjà dans la foule quelques voix s’élevaient pour déclarer qu’elle se contentait de propager des rumeurs. Victoria le reconnut de bonne grâce, mais ajouta qu’il se passait sûrement à l’emplacement du pont des choses dont le public n’était pas informé et cette allusion fut assez bien accueillie.
Victoria mit à son discours une conclusion inattendue.
— Je dis que non seulement ce pont n’est pas indispensable, mais aussi qu’il est dangereux. Et ici, j’ai l’avis d’un expert. Comme beaucoup d’entre vous le savent déjà, mon père est le Chef de la Guilde des Bâtisseurs de Ponts. C’est lui qui a dressé les plans du pont. Je vous prie maintenant d’écouter ce qu’il a à vous dire.
— Mon Dieu… elle ne peut pas faire une chose pareille, murmurai-je.
— Lerouex n’est pas un Terminateur, objecta Jase.
— Je sais bien. Mais il a perdu la foi.
Le Pontonnier Lerouex était déjà sur l’estrade. Debout près de sa fille, il attendait la fin des applaudissements. Il ne regardait pas la foule, mais le plancher. Il paraissait fatigué, vieux, défait.
— Allons-nous-en, Jase ! Je ne supporterai pas de le voir s’humilier.
Jase m’adressa un regard indécis. Lerouex s’apprêtait à prendre la parole.
Je bousculai la foule, préférant m’éloigner avant de l’entendre. J’avais appris à le respecter et je ne voulais pas être présent à son effondrement.
Je m’arrêtai de nouveau quelques mètres plus loin. J’avais reconnu quelqu’un d’autre, debout derrière Victoria et son père. Un bref instant, je ne retrouvai ni le nom ni le visage de cette personne… puis les deux me revinrent à la fois. C’était Elisabeth Khan.
Je fus saisi de la revoir ainsi. Elle était partie depuis bien des kilomètres… au moins dix-huit, en temps de la cité, et beaucoup plus longtemps dans mon propre temps subjectif. Après son départ, je m’étais efforcé de l’oublier.
Lerouex avait commencé son discours. Il parlait bas et sa voix ne portait pas.
J’examinai Elisabeth. Je savais pourquoi elle était là. Elle prendrait la parole quand Lerouex aurait fini de s’humilier. Je savais déjà ce qu’elle dirait.
Je repartis vers l’estrade, mais une fois encore Jase me retint par le bras.
— Que vas-tu faire ? me demanda-t-il.
— Cette fille… je la connais. Elle vient de l’extérieur. Nous ne devons pas la laisser parler.
Autour de nous, les gens nous demandaient de faire silence. Je tentai de me dégager, mais Jase resta ferme.
Des applaudissements éclatèrent soudain et je me rendis compte que Lerouex avait fini de parler.
— Écoute, dis-je à Jase, il faut que tu m’aides. Tu ne sais pas qui est cette fille.
Du coin de l’œil je vis que Blayne arrivait vers nous.
— Helward… vous avez vu qui est ici ?
— Blayne, au nom du ciel, aidez-moi…
Je me débattis de nouveau et Jase lutta pour me maintenir. Blayne me saisit vivement l’autre bras. À eux deux, ils m’entraînèrent à l’écart de la foule.
— Écoute à ton tour, Helward, reste ici et écoute-la, me dit Jase.
— Je sais ce qu’elle va dire…
— Alors laisse les autres l’écouter.
Victoria s’avança au bord de la plate-forme.
— Gens de la cité, vous avez encore une personne à entendre. Beaucoup d’entre vous ne la connaissent pas car elle n’est pas d’ici. Mais ce qu’elle a à dire est de la plus haute importance et, quand elle aura terminé, il ne subsistera plus dans vos esprits le moindre doute quant à ce que nous devons faire.
Elle leva la main et Elisabeth s’avança sur l’estrade.
Elisabeth parlait doucement mais sa voix portait bien.
— Je suis inconnue de la plupart d’entre vous, dit-elle, parce que je ne suis pas née comme vous entre les murs de la cité. Toutefois, vous et moi appartenons à la même espèce : nous sommes des humains et nous sommes sur une planète appelée Terre. Vous survivez dans cette ville depuis près de deux cents ans, ou onze mille kilomètres selon votre propre chronologie. Vous avez vu autour de vous un monde plongé dans l’anarchie et la ruine. Les gens sont ignorants, sans éducation, accablés de pauvreté. Mais tous les peuples de ce monde ne sont pas réduits à cet état. Je suis originaire d’Angleterre, un pays où nous commençons à remettre sur pied une sorte de civilisation. Il existe aussi d’autres pays, plus grands et plus puissants que l’Angleterre. Donc votre existence stable et organisée n’est pas seule en son genre.
Elle s’interrompit pour juger des réactions du public. Rien que le silence.
— J’ai découvert votre ville par hasard et j’ai vécu un temps dans votre section des Transferts. (Cette fois, il y eut réaction de surprise.) J’ai causé avec certains d’entre vous et je sais comment vous vivez. Après avoir quitté votre ville, je suis retournée en Angleterre. J’y ai passé près de six mois en m’efforçant d’apprendre l’histoire de votre cité et de la comprendre. J’en sais beaucoup plus à présent que lors de ma première visite.
Elle se tut de nouveau. Dans la foule, un homme cria :
— L’Angleterre est sur la Terre !
Elisabeth ne répondit pas. Mais elle dit :
— J’ai une question à vous poser. Y a-t-il ici quelqu’un qui soit responsable des machines de la ville ?