– C’est très différent, dit Colin. Cette fois, Chloé est morte… Je n’aime pas l’idée de cette boîte noire.
– Mmmmmmmm… dit Jésus.
Il regardait ailleurs et semblait s’ennuyer. Le Religieux tournait une crécelle en hurlant des vers latins.
– Pourquoi l’avez-vous fait mourir? demanda Colin.
– Oh!… dit Jésus. N’insistez pas. Il chercha une position plus commode sur ses clous.
– Elle était si douce, dit Colin. jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action.
– Ça n’a aucun rapport avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.
Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines.
– Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela.
Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement. Ses traits respiraient le calme. Ses yeux s’étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu. A ce moment, le Religieux sautait d’un pied sur l’autre et soufflait dans un tube, et la cérémonie était finie.
Le Religieux quitta le premier l’église et retourna dans la sacristoche mettre de gros souliers à clous.
Colin, Isis et Nicolas sortirent et attendirent derrière le camion.
Alors, le Chuiche et le Redon apparurent, richement vêtus de couleurs claires. Ils se mirent à huer Colin et dansèrent comme des sauvages autour du camion. Colin se boucha les oreilles mais il ne pouvait rien dire, il avait signé l’enterrement des pauvres, et il ne bougea même p as en recevant les poignées de cailloux.
LXVI
Ils marchèrent pendant très longtemps dans les rues. Les gens ne se retournaient plus et le jour baissait. Le cimetière des pauvres était très loin. Le camion rouge roulait et sautait sur les inégalités du chemin, pendant que le moteur lâchait de joyeuses pétarades.
Colin n’entendait plus rien, il vivait en arrière et souriait quelquefois, il se rappelait tout. Nicolas et Isis marchaient derrière lui. Isis touchait de temps en temps l’épaule de Colin.
La route s’arrêta et le camion aussi, c’était l’eau. Les porteurs descendirent la boîte noire. Colin venait au cimetière pour la première fois; il était situé dans une île de forme indécise, dont les contours changeaient souvent avec le poids de l’eau. On la distinguait vaguement à travers les brouillards. Le camion resta sur le bord; on accédait à l’île par une longue planche souple et grise dont l’extrémité lointaine disparaissait dans la brume. Les porteurs lâchèrent de gros jurons et le premier s’engagea sur la planche, elle était juste assez large pour qu’on y passe. Ils tenaient la boîte noire avec de larges courroies de cuir brut qui leur passaient sur les épaules en faisant un tour autour du cou et le second porteur commençait à suffoquer, il devenait tout violet; sur le gris du brouillard, cela faisait très triste. Colin suivit; Nicolas et Isis se mirent, à leur tour, en marche le long de la planche; le premier porteur piétinait exprès pour la secouer et la balancer de droite et de gauche. Il disparut au milieu d’une vapeur qui s’effilochait comme des filets de sucre dans l’eau d’un sirop. Leurs pas résonnaient sur la planche en gamme descendante, et, peu à peu, elle s’incurva, ils approchaient du centre; lorsqu’ils y passèrent, elle toucha l’eau et des vaguelettes symétriques clapotèrent des deux côtés; l’eau la recouvrait presque; elle était sombre et transparente, Colin se pencha à droite, il regarda vers le fond, il croyait voir une chose blanche remuer vaguement dans la profondeur; Nicolas et Isis s’arrêtèrent derrière lui, ils étaient comme debout sur l’eau. Les porteurs continuaient, la seconde moitié du chemin montait, et quand ils eurent dépassé le milieu, les petites vagues diminuèrent et la planche se décolla de l’eau avec un bruit de succion.