La pluie se met à tomber. Les deux fourmis doivent de toute urgence trouver un abri. Chaque goutte peut être mortelle. Elles se hâtent vers une forme proéminente qui se découpe au loin, arbre ou rocher. Peu à peu, à travers les gouttes drues et les brumes rampantes, la forme se dessine plus nettement. Ce n'est ni une roche ni un arbuste. C'est une véritable cathédrale de terre, et les cimes de ses nombreuses tours vont se perdre dans les nuages. Choc. C'est une termitière! La termitière de l'Est! 103 683e et 4000e se trouvent prises en étau entre la terrible pluie d'orage et la cité ennemie. Elles comptaient certes la visiter, mais pas dans ces conditions! Des millions d'années de haine et de rivalité les retiennent d'avancer. Mais pas longtemps. Après tout, c'est bien pour espionner la termitière qu'elles sont venues jusqu'ici. Elles progressent donc en tremblant vers une entrée sombre située au pied de l'édifice. Antennes dressées, mandibules écartées, pattes légèrement fléchies, elles sont prêtes à vendre chèrement leur vie. Cependant, contre toute attente, il n'y a aucune soldate à l'entrée de la termitière.
C'est tout à fait anormal. Qu'est-ce qu'il se passe?
Les deux asexuées s'introduisent à l'intérieur de l'immense cité. Leur curiosité le dispute déjà à la plus élémentaire prudence. Il faut dire que les lieux ne ressemblent en rien à une fourmilière. Les murs sont constitués d'une matière beaucoup moins friable que la terre, un ciment dur comme du bois. Les couloirs sont saturés d'humidité. Il n'y a pas le moindre courant d'air. Et l'atmosphère est anormalement riche en gaz carbonique. Déjà 3°-temps qu'elles avancent là-dedans, sans avoir encore rencontré la moindre sentinelle! C'est parfaitement inhabituel… Les deux fourmis s'immobilisent, leurs antennes se consultent à tâtons. La décision est assez vite prise: continuer. Mais à force d'aller de l'avant, elles sont complètement désorientées. Cette cité étrangère est un dédale plus tortueux encore que leur cité natale. Même les odeurs repères de leur glande de Dufour n'ont aucune prise sur les murs. Elles ne savent plus si elles sont au-dessus ou au-dessous du niveau du sol!
Elles essaient de revenir sur leurs pas, ce qui n'arrange pas leur problème. Elles découvrent sans cesse de nouveaux couloirs aux formes étranges. Elles sont bel et bien perdues.
C'est alors que 103 683e repère un phénomène extraordinaire: une lumière! Les deux soldâtes n'en reviennent pas. Cette lueur en plein milieu d'une cité termite déserte, c'est tout bonnement insensé. Elles se dirigent vers la source des rayons. Il s'agit d'une clarté jaune orangé qui vire parfois au vert ou au bleu. Après un flash un peu fort, la source lumineuse s'éteint. Puis elle se réactive, pour se mettre à clignoter, reflétée par la chitine brillante des fourmis. Comme hypnotisées, 103 683e et 4 000e foncent vers ce phare souterrain.
Bilsheim en sautillait d'excitation: il avait compris! Il montra aux gendarmes comment positionner les allumettes pour obtenir quatre triangles. Mines ahuries, puis vociférations d'enthousiasme. Solange Doumeng, qui s'était piquée au jeu, éructa
– Vous avez trouvé? Vous avez trouvé? Dites-moi! Mais on ne lui obéit pas, elle entendit un brouhaha de voix mêlé de bruits mécaniques. Et le silence retomba. Qu'est-ce qui se passe Bilsheim? Dites-moi!
Le talkie-walkie se mit à grésiller furieusement.
– Allô! Allô!
– Oui (grésillements), on a ouvert le passage. Derrière il y a un (grésillements) couloir. Il part sur la (grésillements) droite. On y va!
– Attendez! Comment avez-vous fait pour les quatre triangles?
Mais Bilsheim et les siens n'entendaient plus les messages de la surface. Le haut-parleur de leur appareil ne fonctionnait plus, sans doute un court-circuit. Ils ne recevaient plus rien mais pouvaient encore émettre.
– Ah! c'est incroyable, plus on avance plus c'est construit. Il y a une voûte, et au loin une lumière. On y va.
– Attendez, vous m'avez dit une lumière, là-dessous? s'égosillait vainement Solange Doumeng.
– Ils sont là!
– Oui est là? Bon sang! Les cadavres? Répondez!
– Attention…
On entendit toute une série de détonations nerveuses, des cris puis la ligne fut coupée. La corde ne se déroulait plus; elle restait pourtant tendue. Les policiers de surface l'empoignèrent et tirèrent, supposant qu'elle était coincée. Ils s'y mirent à trois… à cinq. Tout d'un coup, ça lâcha. Ils remontèrent la corde et l'enroulèrent, non pas dans la cuisine mais dans la salle à manger, tant cela formait une gigantesque bobine. Ils furent enfin à l'extrémité rompue, déchiquetée, comme si des dents l'avaient rongée.
– Qu'est-ce qu'on fait, madame? murmura l'un des flics.