La 56e femelle est affamée. Ce n'est pas seulement un corps, mais toute une population qui réclame sa ration de calories. Comment nourrir la meute qu'elle abrite en son sein? Elle finit par se résoudre à sortir de son trou de ponte, se traîne sur quelques centaines de têtes et ramène trois aiguilles de pin qu'elle lèche et mâchouille avec avidité.
Ce n'est pas suffisant. Elle aurait bien chassé, mais n'en a plus la force. Et c'est elle qui risque de servir de pâture aux milliers de prédateurs tapis aux alentours. Alors elle se tasse dans son trou pour attendre la mort. Au lieu de cela, c'est un œuf qui apparaît. Son premier Chlipoukanien! Elle l'a à peine senti venir. Elle a secoué ses pattes engourdies et a pressé de toute sa volonté sur ses boyaux. Il faut que ça marche, sinon tout est fini. L'œuf roule. Il est petit, presque noir à force d'être gris.
Si elle le laisse éclore, il donnera naissance à une fourmi mort-née. Et encore… elle ne pourrait même pas le nourrir jusqu'à éclosion. Alors elle mange son premier rejeton.
Cela lui donne aussitôt un surplus d'énergie.
Il y a un œuf en moins dans son abdomen et un œuf en plus dans son estomac. Elle trouve dans ce sacrifice la force de pondre un second œuf, tout aussi sombre, tout aussi petit que le premier.
Elle le déguste. Et se sent encore mieux. Le troisième œuf est à peine plus clair. Elle le dévore quand même.
Ce n'est qu'au dixième que la reine change de stratégie. Ses œufs sont devenus gris, de la taille de ses globes oculaires. Chli-pou-ni en pond trois comme ça, en mange un et laisse vivre les deux autres, les réchauffant sous son corps.
Tandis qu'elle continue de pondre, ces deux veinards se métamorphosent en longues larves dont les têtes restent figées en une étrange grimace. Et ils commencent à geindre pour réclamer à manger. L'arithmétique se complique. Sur trois œufs pondus, il en faut maintenant un pour elle, et les deux autres pour nourrir les larves. Voilà comment, en circuit fermé, on arrive à produire quelque chose à partir de rien. Lorsqu'une larve est assez grosse, elle lui donne à manger une autre larve… C'est le seul moyen de lui fournir les protéines nécessaires à sa transformation en véritable fourmi.
Mais la larve survivante est toujours affamée. Elle se contorsionne, hurle. Le festin de ses sœurs n'arrive pas à l'assouvir. Finalement, Chli-pou-ni mange cette première tentative d'enfant. Il faut que j'y arrive, il faut que j'y arrive, se répète-t-elle. Elle pense au 327e mâle et pond d'un coup cinq œufs beaucoup plus clairs. Elle en ingurgite deux, et laisse grandir les trois autres. Ainsi, d'infanticide en enfantement, la vie se passe le relais. Trois pas en avant, deux pas en arrière. Cruelle gymnastique qui finit par déboucher sur un premier prototype de fourmi complète.
L'insecte est tout petit et plutôt débile, car sous-alimenté. Mais elle a réussi son premier Chlipoukanien! La course cannibale pour l'existence de sa cité est désormais à moitié gagnée. Cette ouvrière dégénérée peut en effet se mouvoir et ramener des vivres du monde alentour: cadavres d'insectes, graines, feuilles, champignons… Ce qu'elle fait.