- Je n'en tiens compte qu'autant que le succès en est le résultat. Il faut réussir.
Il leur tourne le dos et, malgré la chaleur déjà forte en ce tout début de matinée, il parcourt les cantonnements, inspecte une nouvelle fois les fours à pain. Se rend sur les emplacements occupés par l'armée russe. Il saute de cheval, examine les traces laissées par les troupes. Combien étaient-ils ? Une, deux armées ? Barclay a-t-il été rejoint par Bagration ?
Il est près de midi, il rentre à Vitebsk.
Il voit le maréchal Oudinot qui vient de battre les Russes de Wittgenstein à Jaboukovo, mais qui, au lieu de poursuivre l'ennemi, s'est replié, comme effrayé par l'espace qui s'ouvrait devant lui.
Il l'interpelle sèchement.
- Les Russes, dit-il, publient partout et sur les derrières la victoire éclatante qu'ils ont remportée sur vous, puisque sans raison vous les avez laissés coucher sur le champ de bataille.
Oudinot commence à protester. Napoléon l'en empêche.
- La guerre est une affaire d'opinion, la réputation des armes à la guerre est tout, et équivaut aux forces réelles.
Au fil des jours, les orages deviennent plus fréquents. Le temps, en ce milieu du mois d'août, est plus irrégulier. Il pleut à verse depuis trois jours. La terre est devenue boue. On ne peut se déplacer.
Napoléon dicte une lettre pour Barbier, son bibliothécaire, qui depuis plus de dix ans trouve tous les livres dont il a besoin, compose la bibliothèque de campagne, rédige des notes sur les dernières parutions.
« L'Empereur, explique Napoléon, désirerait avoir quelques livres amusants. S'il y avait quelques bons romans nouveaux ou plus anciens qu'il ne connût pas, ou des Mémoires d'une lecture agréable, vous feriez bien de nous les envoyer, car nous aurons des moments de loisir qu'il n'est pas aisé de remplir ici. »
Il aime se voir ainsi. Il y pense quelques instants, en buvant ce verre de chambertin dont les fourriers réussissent à transporter les bouteilles jusqu'ici ! Ce vin, son seul luxe. Le moment où il se détend, savourant ces deux ou trois gorgées, le plus souvent coupées d'eau.
Puis c'est à nouveau la guerre. Berthier qu'il faut houspiller, dont les prudences irritent. « Il faut aller chercher la subsistance pour les chevaux jusqu'à dix et douze lieues de Vitebsk, dit le maréchal. Partout, les habitants qui n'ont pas fui sont en armes. On exténue, pour aller chercher des vivres, des chevaux qui avaient besoin de repos et on les expose ainsi que les hommes à être pris par les cosaques ou massacrés par les paysans, ce qui arrive souvent », ajoute Berthier.
Il ne veut pas l'écouter. Il faut organiser la recherche des vivres, il l'a déjà dit. Il faut surtout se remettre en marche, joindre l'ennemi, le battre, puis ainsi le forcer à la paix.
Il quitte Vitebsk en direction de Smolensk. Il arrive au bord du Dniepr. Il longe le fleuve, chevauchant jusqu'à la nuit. Ici est l'immensité des fleuves et des terres.
Il entend une canonnade, des aides de camp arrivent au galop, rapportent qu'à Krasnoïe la cavalerie de Murat a attaqué une division russe, pris des canons, les premiers trophées de la campagne. Des prisonniers ont révélé que les troupes russes se concentrent à Smolensk, « la ville sainte », ont-ils dit. C'est là qu'aura donc lieu la bataille.
Il rejoint sa tente, placée au milieu du carré de la Garde.