Le postillon fouette les chevaux, qui s'élancent au galop. Napoléon se penche. Paris. Au loin, l'Arc de triomphe. Le postillon passe sous l'arche sans en avoir reçu l'ordre, mais comme il en a le droit puisque seul l'Empereur détient ce privilège.
- C'est d'un bon augure, dit Napoléon.
Déjà, l'entrée des Tuileries. Il est vingt-trois heures quarante-cinq, ce vendredi 18 décembre 1812. Ils sont partis le 5 de Smorgoni. C'est si loin, la Russie, la Bérézina, Moscou, la Moskova. Un autre monde, irréel déjà.
Les factionnaires s'interrogent du regard. Quels sont ces officiers ? Sans doute des porteurs de dépêches. Ils autorisent le passage. Lentement, la voiture arrive devant le péristyle d'entrée. Un gardien en chemise s'avance, une lumière à la main. Il est effrayé devant la silhouette enveloppée de fourrure de Caulaincourt, qu'il a du mal à reconnaître. Enfin il identifie le grand écuyer de l'Empereur.
Napoléon se tient d'abord dans la pénombre. Il descend. On le regarde. Il marche lentement. Un cri : « C'est l'Empereur ! » Des courses, des rires, des voix qui résonnent sous les voûtes.
Brusquement, Napoléon écarte ceux qui l'entourent, rejoint Caulaincourt qui s'est dirigé vers l'appartement des dames de compagnie de l'Impératrice. Elles hésitent, inquiètes. Qui est-il ?
Napoléon le bouscule.
- Bonsoir, Caulaincourt, vous avez aussi besoin de repos, dit-il.
Et il entre chez l'Impératrice.
9.
Il les dévisage en souriant, puis il s'approche d'eux.
Ils sont tous là, dans les salons de ses appartements privés. Il est onze heures, ce samedi 19 décembre 1812. Ils viennent pour le lever de l'Empereur.
Il devine, dans leurs regards, la surprise et l'incrédulité. Il est à Paris, c'est bien lui ! Ils l'imaginaient au fond de l'Europe, enseveli sous la neige avec les restes de sa Grande Armée. Ils étaient accablés par la lecture du
Il s'amuse de leurs expressions effarées et serviles. Tous ceux-là, les ministres Cambacérès, Savary, Clarke, Montalivet, et les autres, chambellans, officiers de sa Maison, ont accepté la fable de sa mort lorsque le général Malet l'a répandue. Pas un qui ait pensé à son fils ! Tous prêts à se rallier à un gouvernement provisoire !
Il faudra qu'il aille au bout de cette affaire, qu'il sache comment empêcher que l'on écarte son fils de sa succession.
Il l'a vu ce matin, avant d'entrer dans ces salons.
C'est seulement en le voyant marcher vers lui qu'il a mesuré que le temps avait passé, que cette campagne de près de six mois, jusqu'à Moscou, n'avait pas été qu'un cauchemar qu'on oublie en se réveillant. Et c'est pourtant le sentiment qu'il a eu en se levant ce matin, en découvrant Marie-Louise puis en entrant dans son cabinet de travail.
Tout est resté en place.
Dans la nuit, il a retrouvé le corps de Marie-Louise, d'abord glacé par une sorte d'effroi, comme si elle avait du mal à reconnaître cet homme qui se précipitait sur elle. Puis elle a été à nouveau cette « bonne femme allemande » si douce, si tendre. Le seul fait de la toucher l'a apaisé, a effacé toutes les fatigues du voyage, le souvenir même de ce qu'il a vécu avec des centaines de milliers d'hommes, là-bas, entre Vilna et Vilna, cette ville où, entre juin et décembre 1812 s'est ouverte et fermée la campagne de Russie.
Murat, Berthier, Eugène réussiront-ils dans cette ville à contenir les troupes de Koutousov, qui doivent être aussi épuisées, aussi meurtries et décimées que l'ont été celles de la Grande Armée ? Si Murat s'accroche à Vilna, alors, au printemps, Napoléon pourra prendre sa revanche sur les Russes, et c'est à cela qu'il pense.
Il va tendre les ressorts de la machine impériale, lever des centaines de milliers d'hommes, leur donner des fusils et des canons. Et en avril 1813 tout sera prêt. Il faudra d'ici là tenter de préserver l'alliance avec l'Autriche et réussir, si cela se peut, à retenir la Prusse de s'engager dans la guerre aux côtés des Russes.
Il passe parmi les dignitaires réunis. Il s'arrête devant chacun d'eux. Il les questionne sur l'état de leur administration. Puis il demande : « Pourquoi avez-vous oublié mon fils ? Pourquoi m'avez-vous cru mort ? Pourquoi n'avez-vous pas pensé à mon héritier ? »
Il cherche des yeux Frochot, le préfet de la Seine, conseiller d'État, qui, à la demande des conspirateurs, leur a offert une salle pour réunir leur gouvernement provisoire.