Jamais il n'a eu les pensées aussi claires. Les mouvements des troupes se dessinent devant ses yeux sur la carte. S'il avait des cavaliers, il pourrait détruire les armées russes et prussiennes, celles de Barclay de Tolly, de Wittgenstein et de Blücher.
Mais il faut jouer avec ce que l'on a.
Et, d'abord, empêcher les Autrichiens d'entrer dans le jeu. Dans la nuit, il écrit une nouvelle fois à Marie-Louise :
« Je suis surpris que Papa François dise que la paix dépend de moi. Or, il y a trois mois que je lui ai dit que j'étais prêt là-dessus et l'on n'a rien répondu. Laisse-lui voir que ce pays-ci ne se laissera pas maltraiter ni imposer des conditions honteuses par la Russie ni l'Angleterre, et que si j'ai actuellement un million d'hommes sous les armes, j'en aurai autant que je voudrai...
« Fais passer ta lettre par les Autrichiens afin qu'elle ne soit pas suspecte.
« Ma santé est fort bonne. Il a plu beaucoup hier, cela ne m'a pas fait de mal, il fait dans ce moment du soleil. Je monte à cheval. Donne deux baisers à mon fils.
« Nap. »
Il galope sur les crêtes des collines, entouré de son état-major. Il veut être à l'avant-garde. Il faut que ces jeunes soldats le voient, apprennent qui il est, comment il brave le danger. Et comment les boulets ne l'atteignent pas.
Et s'ils le frappent ? Pourquoi pas ? C'est un défi qu'il lance au destin. Il le regarde comme ces batteries ennemies qui tirent dans sa direction.
Il entend le sifflement d'un boulet, la terre jaillit au milieu de l'état-major. Quand la fumée est dissipée, il voit qu'on enveloppe dans son manteau le corps d'un homme.
- La mort s'approche de nous, dit Napoléon en s'éloignant.
Il s'arrête, après quelques minutes de galop, dans la maison du baillage de Lützen. La nuit tombe. C'est le samedi 1er
mai 1813. Demain, on se battra. Avant de s'allonger, il prend la plume.« Ma bonne amie,
« Écris à Papa François qu'il ne se laisse pas entraîner par la haine que nous porte sa femme, que cela lui serait funeste et ferait bien des malheurs. J'ai éprouvé bien de la peine de la mort du duc d'Istrie ; c'est un coup bien sensible pour moi. Il était allé aux tirailleurs sans bonne raison, un peu par curiosité. Le premier boulet l'a tué raide. Fais dire quelque chose à sa pauvre femme. Ma santé est fort bonne. Fais dire à la vice-reine que le vice-roi Eugène se porte bien.
« Adieu, mon amie, tout à toi.
« Nap. »
Bessières est tombé près de lui, à quelques pas.
Il dicte quelques lignes pour l'archichancelier Cambacérès.
« J'ai porté aujourd'hui mon quartier général à Lützen. Le premier coup de canon de cette journée nous a causé une perte sensible : le duc d'Istrie a été frappé d'un boulet au travers du corps et est tombé raide mort.
« Je vous écris en toute hâte pour que vous en préveniez l'Impératrice et que vous le fassiez savoir à sa femme, pour éviter qu'elle ne l'apprenne par les journaux. Faites comprendre à l'Impératrice que le duc d'Istrie était fort loin de moi quand il a été tué. »
Ce dimanche 2 mai 1813, alors que les combats ont commencé dans les villages situés au sud de Lützen, il s'interroge. Mourir ? Pourquoi pas, puisque cette partie est celle du tout ou rien. Et qu'il doive jouer avec toutes ses cartes, et sa vie quand il la jette à l'avant-garde, au milieu des jeunes recrues qui commencent à se débander, est un atout.
Il est à cheval, au milieu des soldats, sous les boulets et dans le sifflement des balles. Il crie aux conscrits qui s'égaillent en courant dans les ruelles du village de Kaja, déjà pris, perdu, repris, perdu plusieurs fois : « Ralliez-vous, soldats, la bataille est gagnée, en avant ! »
En même temps, il lance des ordres à ses aides de camp. Il faut faire pivoter toute l'aile droite de l'armée, avec comme axe ce village de Kaja. On tournera ainsi l'armée ennemie. Il ordonne à l'artillerie de suivre le mouvement, d'écraser les Russes qui reculent sous les salves ! Il observe, toujours sous le feu, la retraite des unités ennemies. Elles sont battues, mais elles ne sont pas détruites.