Napoléon quitte le cabinet. Les portes claquent.
La maladie et la mort, comme l'océan, sont imprévisibles.
Il ne supporte pas de se trouver ainsi soumis à ce qu'il ne maîtrise pas.
Voilà déjà le deuxième amiral qui meurt, comme si les affaires navales étaient marquées d'une malédiction. Il repousse cette idée, répète qu'il suffira de deux jours pour traverser la Manche, deux jours seulement.
Il s'assied, se fait servir son repas sur le petit guéridon d'acajou qui se trouve dans le salon attenant à son cabinet de travail et où il déjeune le plus souvent seul. On lui sert un poulet sauté aux tomates, mais il chipote.
- Vous voyez bien que vous me faites trop manger, dit-il au maître d'hôtel Dunan. Je n'aime pas cela. Cela m'incommode.
Il touche son ventre. Il grossit.
Dunan lui apporte l'habituelle tasse de café, que Napoléon avale vite et, comme cela lui arrive souvent parce qu'il engloutit avec précipitation les plats et les boissons, il a l'impression d'étouffer.
Il marche, tente de retrouver sa respiration, exige qu'on le conduise dans l'une des forêts des environs de Paris où il va pouvoir, dans le vent et la pluie de ce mois de mars 1805, un printemps aigre, libérer son corps.
Le jeudi 14 mars, il galope ainsi dans la forêt de Rambouillet. Il veut voir le château où est mort François Ier
. Il parcourt les dizaines de pièces, peu meublées, car on ne s'attendait pas à sa venue. Il ouvre lui-même les croisées, respire les senteurs de la forêt. Il va passer la nuit là, comme un officier en campagne.On s'affaire autour de lui, cependant qu'il se chauffe devant une immense cheminée où brûlent deux énormes pièces de bois.
Il aime cette solitude d'une nuit au milieu de l'agitation des fourriers et des aides de camp. Il peut méditer. Il prise, fait quelques pas.
Dans trois jours, il doit recevoir les députés italiens. Il sait par ses informateurs et par Melzi, le vice-président de la République italienne, que les élus lombards vont lui proposer de devenir roi d'Italie.
Un nouveau degré.
Il n'a pas voulu le franchir. Il a vu Joseph, dès le mois de janvier. Il lui a proposé la couronne d'Italie. Joseph a accepté en faisant des réserves.
Finalement, Joseph s'est dédit. Il ne sera pas roi d'Italie.
L'amertume saisit Napoléon.
Il a reçu Louis et Hortense, pour leur proposer une nouvelle fois d'adopter leur fils, d'en faire le souverain italien.
Souvenir douloureux que cette scène de la jalousie de Louis.
D'un geste brutal, du talon de sa botte, il repousse au cœur du foyer l'une des bûches. Et des centaines d'étincelles jaillissent du bois.
Le 17 mars, comme prévu, les députés italiens le proclament roi d'Italie. Le 24, il se rend au Conseil d'État. Il écoute, impassible, les dithyrambes des sénateurs qui saluent sa nouvelle couronne.
Combien d'entre eux pensent, comme Fouché, qui ose le lui dire, que cette royauté italienne qu'il a acceptée provoquera une guerre sur le continent ?
- La mer peut me manquer mais pas la terre, répond Napoléon à Fouché.
Il est entouré de ministres et de conseillers d'État respectueux, et pourtant il lit dans leurs yeux, il en est sûr, l'attente de sa défaite, de sa chute.
Parfois il se demande si ces hommes ne la souhaitent pas, même si elle va à l'encontre de leurs intérêts.