— Pour rien, sûrement pas. Sans toi, nous n’aurions jamais trouvé le courage de franchir les montagnes, nous n’aurions jamais vu les grandes eaux orientales.
— Qu’est-ce qui vous en aurait empêchés ?
— La prophétie… » Ezlinn secoua la tête comme pour chasser des pensées parasites. « Elle dit que l’ensemble des ventresecs seront frappés de la malédiction de l’Agauer si un seul des clans s’engage sur le sentier qui mène à l’orient.
— La malédiction de l’Agauer ?
— L’extermination. L’anéantissement.
— Vous n’avez pas peur que… »
Elle l’interrompit d’un geste péremptoire.
« Nous ne pouvons pas rester éternellement sur les plaines du Triangle. Les furves ne pourront peut-être pas enrayer la progression des mathelles. La population des domaines s’accroîtra sans cesse et finira par nous déborder. Tant pis si la malédiction arrive par notre clan, le temps est venu d’explorer les autres territoires du nouveau monde.
— Vous auriez pu commencer par une autre direction.
— Des clans l’ont déjà fait. Ils n’ont trouvé que des forêts, des déserts, des étendues glacées. L’orient est le seul sentier qui nous reste. »
Orchéron finit son morceau de viande, essuya ses lèvres grasses d’un revers de main et but une large rasade à l’une des gourdes de peau appartenant aux ventresecs. Malgré son léger goût de soufre, l’eau, qu’ils avaient puisée la veille à une source des montagnes, lui parut délicieusement rafraîchissante en comparaison des flaques saumâtres du littoral.
« À condition de trouver le moyen de traverser », soupira-t-il en désignant l’étendue scintillante des grandes eaux.
Après avoir soigneusement entreposé les quartiers de yonk dans une cavité tapissée de cailloux et rebouchée à l’aide d’une pierre plate, ils fouillèrent le plateau, une large faille plutôt qu’un véritable plateau, à la recherche d’un chemin qui descendrait jusqu’au pied de la falaise. Ils découvrirent derrière un gros rocher, dissimulée par des arbustes, l’entrée arrondie d’une galerie. Le passage, emprunté par les yonks à en croire les déjections, se présentait sous la forme d’un tunnel aux bords parfaitement nets qui s’enfonçait en pente douce dans les entrailles de la terre. Il y régnait une obscurité profonde, humide, saturée d’une double odeur de yonk et de saumure. Ils le parcoururent avec précaution, à tâtons, veillant à ne pas glisser sur les bouses ou sur les plaques de mousse, puis, après un long moment d’une progression aveugle, éprouvante, ils entrevirent sur les parois et sur le sol lisse des reflets qui préludaient au retour de la lumière.
« Ce n’est pas l’érosion qui a creusé ce tunnel, dit Arjam. Ni les furves : ils n’ont pas besoin de les faire aussi larges. Et puis ils ne viennent jamais sur les bords des grandes eaux.
— Qui alors ? » demanda Ezlinn.
Arjam haussa les épaules. Sa chevelure claire avait été l’un des seuls points de repère tout au long de la descente. Les grondements des vagues, incessants, assourdissants, recouvraient les voix et les obligeaient à hurler.
« Ça ressemble à un travail d’homme.
— Les hommes ne viennent jamais non plus sur les bords des grandes eaux, objecta Ezlinn.
— Les chasseurs peut-être…
— Eux ? Ils sont plus peureux que des enfants ! Ils croient que la frontière orientale est bordée de vide et hantée par les créatures infernales !
— Ils le croient réellement ou ils le font croire ? »
Ils franchirent les cinq ou six cents pas qui les séparaient de la sortie et débouchèrent sur une plate-forme rocheuse léchée par des langues grésillantes et moussues, entourée d’une barrière de récifs qui retenaient les rayons obliques de Jael et maintenaient les lieux dans une pénombre imprégnée d’une humidité poisseuse. Un vent violent s’engouffra dans les vêtements et les contraignit à s’agripper aux aspérités. À intervalles réguliers, des vagues puissantes se brisaient sur la barrière de récifs et se pulvérisaient en panaches écumants qui balayaient la plate-forme avec la puissance cinglante d’averses de préhivernage. L’eau, glacée, piquait les yeux et avait un goût âpre, amer.
Même si les ruissellements n’avaient pas tout à fait nettoyé les vestiges épars de leurs déjections, il paraissait improbable que le troupeau de yonks vînt de là. Les grands herbivores avaient sans doute découvert l’entrée du tunnel sur le plateau, l’avaient descendu, poussés par la curiosité, puis ils l’avaient remonté quand ils avaient constaté que le passage s’achevait en un cul-de-sac.