Je ne saurais vous dire au vrai si les Réflexions morales sont de M.***, quoiqu'elles soient écrites d'une manière qui semble approcher de la sienne; mais en ces occasions-là je me défie presque toujours de l'opinion publique, et c'est assez qu'elle lui en ait fait un présent pour me donner une juste raison de n'en rien croire. Voilà de bonne foi tout ce que je vous puis répondre sur la première chose que vous me demandez. Et pour l'autre, si vous n'aviez bien du pouvoir sur moi, vous n'en auriez guère plus de contentement; car un homme prévenu, au point que je le suis, d'estime pour cet ouvrage n'a pas toute la liberté qu'il faut pour en bien juger. Néanmoins, puisque vous me l'ordonnez, je vous en dirai mon avis, sans vouloir m'ériger autrement en faiseur de dissertations, et sans y mêler en aucune façon l'intérêt de celui que l'on croit avoir fait cet écrit. Il est aisé de voir d'abord qu'il n'était pas destiné pour paraître au jour, mais seulement pour la satisfaction d'une personne qui, à mon avis, n'aspire pas à la gloire d'être auteur; et si par hasard c'était M.***, je puis vous dire que sa réputation est établie dans le monde par tant de meilleurs titres qu'il n'aurait pas moins de chagrin de savoir que ces Réflexions sont devenues publiques qu'il en eut lorsque les Mémoires qu'on lui attribue furent imprimés. Mais vous savez, Monsieur, l'empressement qu'il y a dans le siècle pour publier toutes les nouveautés, et s'il y a moyen de l'empêcher quand on le voudrait, surtout celles qui courent sous des noms qui les rendent recommandables. Il n'y a rien de plus vrai, Monsieur: les noms font valoir les choses auprès de ceux qui n'en sauraient connaître le véritable prix; celui des Réflexions est connu de peu de gens, quoique plusieurs se soient mêlés d'en dire leur avis. Pour moi, je ne me pique pas d'être assez délicat et assez habile pour en bien juger; je dis habile et délicat, parce que je tiens qu'il faut être pour cela l'un et l'autre; et quand je me pourrais flatter de l'être, je m'imagine que j'y trouverais peu de choses à changer. J'y rencontre partout de la force et de la pénétration, des pensées élevées et hardies, le tour de l'expression noble, et accompagné d'un certain air de qualité qui n'appartient pas à tous ceux qui se mêlent d'écrire. Je demeure d'accord qu'on n'y trouvera pas tout l'ordre ni tout l'art que l'on y pourrait souhaiter, et qu'un savant qui aurait un plus grand loisir y aurait pu mettre plus d'arrangement; mais un homme qui n'écrit que pour soi, et pour délasser son esprit, qui écrit les choses à mesure qu'elles lui viennent dans la pensée, n'affecte pas tant de suivre les règles que celui qui écrit de profession, qui s'en fait une affaire, et qui songe à s'en faire honneur. Ce désordre néanmoins a ses grâces, et des grâces que l'art ne peut imiter. Je ne sais pas si vous êtes de mon goût, mais quand les savants m'en devraient vouloir du mal, je ne puis m'empêcher de dire que je préférerai toute ma vie la manière d'écrire négligée d'un courtisan qui a de l'esprit à la régularité gênée d'un docteur qui n'a jamais rien vu que ses livres. Plus ce qu'il dit et ce qu'il écrit paraît aisé, et dans un certain air d'un homme qui se néglige, plus cette négligence, qui cache l'art sous une expression simple et naturelle, lui donne d'agrément. C'est de Tacite que je tiens ceci, je vous mets à la marge le passage latin, que vous lirez si vous en avez envie; et j'en userai de même de tous ceux dont je me souviendrai, n'étant pas assuré si vous aimez cette langue qui n'entre guère dans le commerce du grand monde, quoique je sache que vous l'entendez parfaitement. N'est-il pas vrai, Monsieur, que cette justesse recherchée avec trop d'étude a toujours un je ne sais quoi de contraint qui donne du dégoût, et qu'on ne trouve jamais dans les ouvrages de ces gens esclaves des règles ces beautés où l'art se déguise sous les apparences du naturel, ce don d'écrire facilement et noblement, enfin ce que le Tasse a dit du palais d'Armide:
Voilà comme un poète français l'a pensé après lui.
L'artifice n'a point de part
Dans cette admirable structure;
La nature, en formant tous les traits au hasard,
Sait si bien imiter la justesse de l'art
Que l'œil, trompé d'une douce imposture,
Croit que c'est l'art qui suit l'ordre de la nature.