Le mépris des richesses dans les philosophes était un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret qu'ils avaient trouvé pour se dédommager de l'avilissement de la pauvreté; c'était enfin un chemin détourné pour aller à la considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses.
LXIV
La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit un peu par le mépris de ceux qui la possèdent; c'est enfin une secrète envie de la détruire, qui fait que nous leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.
LXV
Pour s'établir dans le monde on fait tout ce que l'on peut pour y paraître établi.
LXVI
Quoique la grandeur des ministres se flatte de celle de leurs actions, elles sont bien plus souvent les effets du hasard ou de quelque petit dessein.
LXVII
Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, aussi bien que nous, d'où dépend une grande partie de la louange et du blâme qu'on leur donne.
LXVIII
Il n'y a point d'accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.
LXIX
La fortune ne laisse rien perdre pour les hommes heureux.
LXX
Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune, pour pouvoir répondre de ce que l'on fera.
LXXI
La sincérité est une naturelle ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens; et celle qui se pratique d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour arriver à la confiance des autres.
LXXII
L'aversion du mensonge est une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d'attirer à nos paroles un respect de religion.
LXXIII
La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que les apparences de la vérité font de mal.
LXXIV
Comment peut-on répondre de ce qu'on voudra à l'avenir, puisque l'on ne sait pas précisément ce que l'on veut dans le temps présent?
LXXV
On élève la prudence jusqu'au ciel, et il n'est sorte d'éloge qu'on ne lui donne elle est la règle de nos actions et de notre conduite, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin des empires, sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les biens, et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets: d'où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s'applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres.
LXXVI
Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables.
LXXVII
L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au corps qu'elle anime.
LXXVIII
Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de mystères.
LXXIX
Il n'y a point d'amour pur et exempt de mélange de nos autres passions que celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.
LXXX
Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ni le feindre où il n'est pas.
LXXXI
Comme on n'est jamais en liberté d'aimer, ou de cesser d'aimer, l'amant ne peut se plaindre avec justice de l'inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.
LXXXII
Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié.
LXXXIII
On peut trouver des femmes qui n'ont jamais fait de galanterie; mais il est rare d'en trouver qui n'en aient jamais fait qu'une.
LXXXIV
Il n'y a que d'une sorte d'amour; mais il y en a mille différentes copies.
LXXXV
L'amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.
LXXXVI
Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
LXXXVII
L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui attribue, où il n'a non plus de part que le Doge en a à ce qui se fait à Venise.
LXXXVIII