Il faudra qu’elle avoue à Daniel qu’on l’avait chassée. Quand il reviendra. Parce que depuis la visite à la ferme, il ne revenait plus, n’écrivait plus. Il n’y avait pas eu de dispute entre eux. C’était pire. Et voilà que maintenant elle avait peur qu’il ne revînt trop vite. Que lui dirait-elle ? Il faudrait lui raconter une histoire. Quelle histoire ? Elle ne trouvait rien…
Elle alla s’asseoir dans un café des Champs-Élysées[241]
. On était au début du mois. Elle espérait qu’on ne lui payerait pas ces quelques jours. Surtout ne pas retourner là-bas, ne voir personne… Le garçon attendait… Ah oui c’est vrai, je suis au café… « Un grog… » commanda-t-elle au garçon qui souriait de la voir ainsi perdue dans ses pensées.Elle regarda autour d’elle… Un café moderne, tel que Daniel détestait. Sur les murs de la peinture décorative. Les sièges étaient recouverts de vinyle de toutes les couleurs, le carrelage par terre était d’un bleu ciel, lisse, propre. Tout cela était pimpant, neuf. C’est comme cela que Martine comprenait la vie : elle devait être pimpante, propre. Qu’est-ce que c’était pour l’Institut de Beauté que ce petit peu de travail qu’elle avait détourné ? Elle, cela lui permettait de rêver, d’être heureuse… du moins l’aurait-elle été un jour on l’autre parce que jusqu’ici avec la fatigue et le peu de temps à elle, elle n’avait même pas eu le temps de sentir quelque chose d’autre.
Autrefois Daniel lui parlait beaucoup… La génétique et tout le bazar où il en était. « Le crédit, disait Daniel, est une bonne chose, mais les gens sont possédés de désirs ! Les ouvriers se sont battus pour une journée de huit heures, et maintenant qu’ils l’ont, ils font des heures supplémentaires, ils se crèvent pour avoir une moto ou une machine à laver. » On Voyait bien que c’était un fils à papa, qu’il n’avait jamais vécu dans une cabane en planches, couché sans draps et mangé avec les rats… Il avait toujours pu se laver… Il connaissait son père, et ses parents ne se saoulaient pas, ne se battaient pas, ça lui était facile de parler.
« Je suis pour le progrès, disait encore Daniel, mais pas pour un progrès en matière plastique ». Ils se disputaient… Il ne voulait pas admettre que sa passion du confort moderne valait la sienne. Comme il devenait méchant, ses lèvres serrées s’écrasaient l’une contre l’autre : « Si tu oses comparer mon petit travail scientifique à ton cosy, je n’ai plus rien à faire avec toi ! » Daniel partait, Daniel claquait la porte…
Toujours il claquait la porte. Elle l’avait rattrapé avec son histoire de l’émission, mais cela n’avait pas duré. Après le voyage à la ferme, elle ne l’avait plus revu.
Le grog la réchauffait doucement. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été dehors à cette heure… Le café, ou plutôt le snack[242]
, s’était soudain rempli jusqu’aux bords : C’était l’heure de l’apéritif du soir.Quand Daniel l’aimait encore, Martine lui parlait de son enfance. Cette enfance était un des atouts de Martine, une des raisons de l’admiration et de la pitié respectueuse que Daniel avait pour elle. Maintenant qu’il ne l’aimait plus, cette enfance se retournait contre elle, elle le savait, bien que Daniel ne lui eût encore jamais dit : « Tu as de qui tenir »[243]
… Mais elle l’en sentait tout près.Absorbée par ses pensées Martine ne voyait rien. Autour d’elle on parlait, on buvait, on riait. Une bande d’hommes bien habillés, riaient fort, se disputaient pour payer le garçon. Sous les yeux de ces hommes souvent tournés vers elle, sa solitude était humiliante. Elle paya et sortit. Elle traversa la chaussée pour prendre un taxi, imaginant que les autres la regardaient faire. « Au Bois… »[244]
dit-elle. A l’Étoile[245] déjà, elle arrêta le taxi : elle n’allait pas dépenser de l’argent comme ça pour aller où ? Où, où aller ? Le chauffeur maugréait. Il y a des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Martine s’éloigna rapidement, descendit l’escalier du métro.Dans la foule dense, fatiguée et absorbée, Martine se sentit coupée de tous, du monde, ni travail, ni mari. Correspondance. Martine marcha par les couloirs, remonta dans le train, reprit ses pensées. Seule, ni travail, ni mari.
Porte d’Orléans, les wagons se vidèrent. Martine descendit lentement. Elle n’était pas pressée : qu’allait-elle dire à M’man Donzert, à M. Georges ? Ils seraient contre elle. Et Cécile ? Bien sûr que Cécile ne serait pas contre Martine, mais elle irait immédiatement raconter l’histoire à son Pierre et son Pierre était un patron, alors…
Elle monta quand même chez eux. En comparaison avec l’ascenseur de sa maison, celui-ci était déjà démodé. Chez elle les portes s’ouvraient d’elles-mêmes, après l’arrêt. Daniel en avait toujours peur. « Et si cela s’arrête ? » disait-il ; « Ni sortir, ni appeler… » Il préférait monter les six étages à pied.
On lui fit fête. Mais Cécile devait sortir avec Pierre et courut vite s’habiller. Il l’attendrait à 19 heures 50 devant la maison. Comme Daniel autrefois…