L'un assis, jambes croisées, sur un divan garni de tapis soyeux, l'autre debout à quelques pas dans le nuage tendre de ses voiles roses, le calife Muhammad VIII et Catherine se regardaient. L'un avec une claire admiration, l'autre avec une méfiance teintée de surprise. Dieu sait pourquoi - peut-être à cause du portrait inquiétant qu'on lui avait tracé de Zobeïda -, la jeune femme était certaine de trouver en son frère aîné un homme arrogant, brutal, cynique, une sorte de Gilles de Rais doublé de La Trémoille...
Or, le prince qui la regardait ne ressemblait en rien à ce qu'elle attendait. Il pouvait avoir entre trente-cinq et quarante ans, mais, chose extraordinaire pour un Maure, sa tête sans turban était couverte d'une épaisse toison d'un blond foncé qui se retrouvait dans la courte barbe ornant son visage basané. Des yeux clairs, gris ou bleus, tranchaient eux aussi sur cette peau foncée qui, dans le sourire, révéla de fortes dents blanches. D'un geste vif, Muhammad repoussa le rouleau de papier de coton sur lequel, à l'aide d'un calame, il écrivait à l'entrée de la jeune femme et de Morayma.
Sans dire un mot, il les avait regardées approcher le long du chemin d'eau et de cyprès qui menait au portique sous lequel il se tenait. La route jusque-là avait été longue, passant sous les murailles et empruntant un chemin couvert avant de s'élancer à travers les jardins, jusqu'à ce petit palais assailli par les roses qui couronnaient la colline voisine d'Al Hamra. C'était le Djenan- el-Arif1
1 Devenu, Dieu sait pourquoi, le Generalife.
le Jardin de l'Architecte, où, l'été, le Calife aimait à se retirer. Plus encore que le Sérail, c'était là le séjour des roses et du jasmin. Roses sombres comme un velours pourpre ou blanches au cœur rose comme la neige sous l'aurore, elles envahissaient la colline, se penchaient sur les miroirs d'eau, montaient à l'assaut des blanches colonnes des portiques et embaumaient la nuit bleue, scintillante d'étoiles. Au bord de ce palais fait pour l'amour, l'atmosphère avait quelque chose de grisant qui alourdissait les paupières de Catherine et faisait battre ses tempes tandis que le sang, dans ses veines, alanguissait sa course.
Muhammad n'avait rien répondu lorsque Morayma, prosternée, lui avait dit la joie qui était celle de la nouvelle odalisque en se voyant choisie dès la première nuit, ni lorsqu'elle avait vanté la beauté, la douceur de Lumière de l'Aurore, la Perle du pays des Francs, l'éclat de ses yeux aux profondeurs d'améthyste, la souplesse de son corps...
Mais quand, relevée, la vieille juive avait voulu détacher les voiles de mousseline qui faisaient de la jeune femme un paquet rose et nuageux, il l'avait arrêtée d'un geste autoritaire puis il avait ordonné :
— Retire-toi, Morayma. Je te ferai appeler plus tard...
Et ils étaient demeurés seuls. Alors, le Calife s'était levé. 11 était moins grand que Catherine n'aurait cru, ses jambes paraissant trop courtes pour le torse puissant que révélait la gandoura de soie verte, fendue sur la poitrine jusqu'à la taille et serrée dans une large ceinture d'orfèvrerie plaquée de grosses émeraudes carrées. En s'approchant de la jeune femme, il avait souri.
— Ne tremble pas. Je ne te veux aucun mal !
Il avait parlé français et Catherine ne cacha pas son étonnement.
— Je ne tremble pas. Pourquoi le ferais-je d'ailleurs ? Mais comment connaissez-vous ma langue ?
Le sourire s'accentua. Muhammad était maintenant tout près de la jeune femme qui pouvait respirer le léger parfum de cuir et de verveine que dégageaient ses vêtements. — J'ai toujours aimé à m'instruire et les voyageurs venus de ton pays ont de tout temps été bien accueillis ici. Un souverain doit pouvoir comprendre les ambassadeurs qui lui sont envoyés chaque fois que cela est possible. Les interprètes sont trop souvent infidèles... ou vendus !
Un captif, un saint homme de ton pays, m'a appris cette langue lorsque j'étais enfant... et tu n'es pas la première femme venue d'au-delà des grandes montagnes qui pénètre dans ce palais.