Sourdement, mais avec une intraduisible expression de haine concentrée, F écuyer d'Arnaud lança :
— Tout ce qu'il a enduré à cause de vous ! Savez- vous seulement ce qu'a été son calvaire, depuis le jour où vous l'avez rejeté ? Ces jours sans espoir, ces nuits sans sommeil, avec l'abominable pensée qu'il était un mort vivant ! Moi, je le sais, parce que je l'aimais ! Toutes les semaines, j'allais le retrouver. Il était mon maître, le meilleur, le plus vaillant et le plus loyal des chevaliers !
— Qui dit le contraire ? Pensez-vous m'apprendre les vertus de l'homme que j'aime ?
— Que vous aimez ? ricana Fortunat. À d'autres ! Moi, je l'ai aimé, avec dévotion, avec respect, avec tout ce qu'il y a de meilleur en moi !
— Je ne l'aime pas ? Pourquoi suis-je ici, alors ? N'avez-vous pas compris que je le cherche ?
— Vous le cherchez ?
Brusquement, Fortunat s'interrompit. Il dévisagea Catherine avec une joie maligne et, soudain, il éclata de rire, un rire insultant, féroce, qui donna à la jeune femme, plus que les injures, la pleine mesure de la haine que lui portait le Gascon !
— Eh bien, cherchez, belle dame ! Il est perdu pour vous... perdu à tout jamais ! Vous entendez ! PERDU !...
Il avait crié le mot, comme s'il craignait que Catherine n'en eût pas senti toute la désespérante portée. Mais c'était inutile, Catherine avait compris. Elle avait même chancelé sous la brutalité du coup, trouvant cependant assez de force pour repousser la main de Jean qui se tendait pour la soutenir.
— II... est mort ! fit-elle d'une voix blanche.
Mais, de nouveau, Fortunat éclata de rire.
— Mort ? Jamais de la vie ! Mais heureux, débarrassé de vous, guéri...
— GUÉRI ? Mon Dieu ! Saint Jacques a fait un miracle !
À son tour, elle avait crié le mot, mais avec une ferveur éblouie que le Gascon se hâta de détruire. Il haussa les épaules irrévérencieusement, ce qui fit froncer les sourcils du Prieur.
— Il n'y a pas eu de miracle et, si je révère Monseigneur saint Jacques, je dois reconnaître qu'il n'a pas exaucé les prières de messire Arnaud. Pourquoi l'aurait-il fait, d'ailleurs ? Messire Arnaud n'était pas lépreux !
— Pas... lépreux ? balbutia Catherine. Mais...
— Mais vous vous êtes trompée, comme tout le monde d'ailleurs...
Cela, personne ne peut vous le reprocher. Quand nous avons quitté Compostelle, messire Arnaud se croyait encore lépreux. Il était affreusement déçu... désespéré... Il voulait mourir, mais il ne voulait pas mourir pour rien. « Les Maures tiennent toujours le royaume de Grenade et les chevaliers de Castille sont en lutte perpétuelle avec eux
», m'a-t-il dit. « C'est là que je vais aller ! Dieu, qui m'a refusé la guérison, m'accordera bien de mourir en combattant l'Infidèle ! »
Alors, nous sommes partis vers le sud. Nous avons franchi des montagnes, des terres arides, désertes... et nous sommes arrivés dans une ville qui s'appelle Tolède... C'est là que tout a changé !...
Il prit un temps, comme s'il cherchait à bien préciser un souvenir particulièrement agréable. Son sourire ravi porta au comble l'angoisse nerveuse de Catherine.
— Tout quoi ? demanda-t-elle sèchement. Allons ! Parle !
— Vous avez hâte de savoir, hein ? Pourtant, je vous jure que vous ne devriez pas être si pressée. Au fait... mais aussi j'ai hâte de vous voir vaincue. Alors, écoutez : quand nous sommes arrivés dans cette ville sur la colline, nous y avons trouvé le cortège d'un ambassadeur du roi de Grenade, envoyé auprès du roi Jean de Castille et qui s'en revenait vers son pays...
— Mon Dieu ! Mon époux est tombé entre les mains des Infidèles
! Et tu oses te réjouir ?
— Il y a manière et manière de tomber entre les mains de quelqu'un, remarqua Fortunat d'un air rusé. Celle qui est advenue à messire Arnaud n'a rien de très déplaisant...
Brusquement, le Gascon s'assit et, dardant sur Catherine un regard flamboyant, il articula avec l'accent du triomphe :
— L'ambassadeur était une femme, dame Catherine, une princesse, la propre sœur du roi de Grenade... et elle est plus belle que le jour !
Jamais mes yeux n'ont contemplé créature plus éblouissante ! Ceux de messire Arnaud non plus, d'ailleurs !
— Que veux-tu dire ? Explique-toi ! ordonna Catherine, la bouche soudain sèche.
— Vous ne comprenez pas ? Pourquoi donc messire Arnaud aurait-il refusé l'amour de la plus belle des princesses puisque sa propre femme l'avait abandonné pour un autre ? Il était libre, j'imagine, libre d'aimer d'autant plus que la reconnaissance se mêlait à l'admiration.
— La reconnaissance ?
Il a fallu trois jours au médecin maure de la princesse pour guérir messire Arnaud ! Il n'avait pas la lèpre, je vous l'ai dit, mais une autre maladie, très guérissable, dont j'ai oublié le nom barbare ! Il est vrai que cela ressemblait à ce terrible fléau... Mais maintenant, messire Arnaud est guéri, heureux... et vous l'avez perdu à tout jamais !