Parfois, dans l'obscurité, on butait sur un cadavre en train de pourrir tranquillement sous un buisson d'épines ou bien, durant le repos du jour, le cri sinistre des charognards venait emplir le ciel indigo. Les grands oiseaux noirs tournoyaient lourdement puis s'abattaient comme pierre sur un point quelconque du paysage. Mais quand, du haut de l'aride sierra, Catherine avait découvert, à l'aube déjà gonflée de soleil d'une glorieuse journée du sud, la splendeur de Grenade couchée dans son écrin de montagnes comme au cœur d'une immense coquille dont la nacre garderait les reflets de la mer, posée comme un bijou au bord d'une vallée verte et or qu'enfermaient les sommets neigeux d'une sierra, elle était demeurée saisie d'admiration. Des sources sans nombre dévalant la montagne et rejoignant les eaux rapides, claires et bondissantes de deux torrents, rafraîchissaient ce merveilleux pays qui semblait tendre vers le ciel, offrande érigée sur un dur promontoire de roches rouges, jailli de la verdure, le plus rose, le plus chatoyant des palais maures. Une haute chaîne de murailles hérissées de tours carrées enserrait tendrement un séduisant fouillis de fleurs, d'arbres et de pavillons couleur de chair. Par endroits, on devinait le scintillement des fontaines, le miroir d'eau des bassins. Et il n'était pas jusqu'aux rudes briques des remparts qui ne se parassent d'une singulière douceur, comme si elles se refusaient à rompre l'harmonie de cette heureuse vallée où la richesse et l'abondance s'étalaient comme un étonnant tapis de soie.
Autour du palais enchanté, la ville s'étageait sur de pures collines qu'escaladaient ses murailles. De sveltes minarets, blancs ou rouges, fusaient dans l'air bleu auprès des dômes verts ou or des mosquées.
Des palais s'élevaient au-dessus des maisons, mais plus haut qu'elles toutes la masse imposante de la Médersa, l'université islamique, luttait avec le lourd bâtiment du grand hôpital, le Maristan, sans doute, à cette heure, le mieux équipé d'Europe.
C'était l'heure du lever du soleil, l'heure où de chacun de ces minarets s'élevait la voix perçante des muezzins appelant les Croyants à la prière.
Le chemin montagneux, à cet endroit, formait une sorte de balcon d'où la vue embrassait tout le prodigieux pays. Catherine vint s'asseoir sur une pierre tout près du bord et, devinant ce qu'elle éprouvait, les deux autres s'écartèrent pour la laisser méditer en paix et allèrent s'installer un peu plus loin, au coude de la route.
Catherine ne pouvait détacher ses yeux du fabuleux paysage étalé à ses pieds. C'était là le but lointain de son voyage insensé, entrepris à l'encontre de toute saine raison, et elle se sentait émue aux larmes à le trouver si beau. N'était-ce pas là le pays même des songes et de l'amour ? Et pouvait-on vivre ici autrement que dans la joie et le bonheur ?
Elle avait peiné, elle avait souffert, elle avait tremblé, versé des larmes et du sang, mais elle était arrivée. Arrivée ! C'en était fini des routes interminables, des horizons qui semblaient ne jamais devoir cesser de se succéder. Finies les nuits de doute, passées à se demander si elle atteindrait jamais ce lieu, que, parfois, dans ses minutes de découragement, elle s'était surprise à croire imaginaire. Grenade était devant elle, couchée à ses pieds comme une bête caressante, et sa joie était si grande de la découvrir enfin qu'elle en oublia un instant les dangers qui pouvaient l'y attendre. Arnaud, maintenant, n'était plus qu'à quelques pas d'elle et sa demeure devait être ce fabuleux palais si bien gardé.
Si bien gardé !... Trop bien gardé ! L'idée, en l'atteignant, doucha sa joie. Ces jardins de rêves poussaient sur une forteresse. Sous leurs palmes vertes, sous leurs feuillages foisonnant et leurs roses, il y avait des soldats, des armes. Et cette femme, elle-même, cette femme qu'elle haïssait sans la connaître, devait avoir tous les moyens de se défendre et de garder sa proie. Comment atteindre les portes du palais, comment les forcer ? Comment trouver Arnaud dans ce fouillis de ruelles, dans ce monde cependant réduit ?
Il aurait fallu des armées pour venir à bout de cette ville et Catherine savait bien que celles du farouche connétable de Castille s'y cassaient les dents depuis des années. Nul ne pouvait se vanter d'avoir violenté les frontières de Grenade et d'avoir vécu longtemps ensuite pour s'en glorifier.