Custine, par sa légèreté d'esprit, est tombé dans de grandes méprises; par sa prédilection pour les phrases, il s'est laissé entraîner à d'énormes exagérations d'éloge ou de blâme, mais il est d'ailleurs un bon et fidèle observateur. Il s'abandonne tout d'abord à la première impression et ne rectifie jamais un jugement une fois porté. De là vient que son livre fourmille de contradictions; mais ces contradictions mêmes, loin de cacher la vérité au lecteur attentif, la lui montrent sous plusieurs côtés. Légitimiste et jésuite, il vint en Russie avec la plus grande vénération pour les institutions monarchiques, il la quitta, en maudissant l'autocratie aussi bien que l'atmosphère empestée qui l'entoure.
Le voyage, comme on voit, profita à Custine.
A son arrivée en Russie, il ne vaut pas mieux lui-même que tous les courtisans, auxquels il lance les traits de sa satire. A. moins peut-être qu'on ne lui fasse un titre d'estime de ce qu'il accepta volontairement le rôle que ceux-ci remplissaient comme un devoir?
Je ne crois pas qu'aucun courtisan ait mis autant d'affectation à relever chaque parole, chaque geste de l'impératrice; à parler du cabinet et de la toilette de l'impératrice, de
Une fois dans la sphère de la cour, Custine ne la quitte pas; il ne sort pas des antichambres et s'étonne de n'y trouver que des valets; c'est aux gens de cour qu'il s'adresse pour en tirer des informations. Ceux-ci savent qu'il est écrivain, ils craignent son bavardage et le trompent. Custine est indigné; il s'irrite et met le tout sur le compte du Peuple russe. Il va à Moscou, il va à Nijni-Novgorod; mais partout il est à Pétersbourg; partout l'atmosphère de Pétersbourg l'environne et donne aux objets qui passent sous ses yeux une teinte uniforme.
Aux relais seulement, il jette de rapides coups d'œil sur la vie du Peuple; il fait d'excellentes remarques, il prophétise à ce Peuple un avenir colossal, il ne peut assez admirer la beauté et l'agilité du paysan, il dit qu'il se sent beaucoup plus libre à Moscou, que l'air y est moins lourd et que les hommes y vivent plus contents.
Il dit, – et poursuivant sa marche sans se mettre en peine le moins du monde d'accorder ces observations avec celles qui ont précédé, sans s'étonner de rencontrer chez un seul et même Peuple des qualités tout-à-fait opposées, – il ajoute: «La Russie aime l'esclavage jusqu'à la passion». Et ailleurs: «Ce Peuple est si grandiose crue même dans ses vices il est plein de force et de grâce».
Gustine n'a pas seulement négligé la manière de vivre du Peuple russe (dont il se tint toujours éloigné), mais il ne savait rien non plus du monde littéraire et savant, bien plus rapproché de lui; il connaissait le mouvement intellectuel de la Russie tout aussi peu que ses amis de cour, qui ne se doutaient pas même, qu'il y eût des livres russes et quelqu'un pour les lire; c'est seulement par hasard et à l'occasion d'un duel qu'il a entendu parler de Pouchkin.
«Poète sans initiative», dit de lui le brave marquis, et oubliant que ce n'est pas des Français qu'il parle, il ajoute: «Les Russes sont généralement incapables de comprendre nettement quelque chose de profond et de philosophique». Peut-on après cela s'étonner que Custine termine son livre précisément, comme il l'a commencé, en disant que la cour est tout en Russie?
Franchement, il a raison, par rapport à ce monde qu'il avait choisi pour centre de son action, et qu'il nomme lui-même si excellement le monde des façades. Sans doute, c'est sa faute s'il n'a voulu rien voir derrière ces façades, et l'on aurait quelque droit de lui en faire reproche, car il répète cent fois dans son livre que l'avenir de la Russie est grand; que plus il apprend à connaître ce pays, plus il tremble pour l'Europe; qu'il voit en lui une puissance grandissant dans sa force, qui s'avance en ennemi contre cette partie du monde qui s'affaiblit chaque jour davantage.
Nous serions donc autorisés, en raison même de ces présages, à exiger de lui une étude un peu plus approfondie de ce Peuple; néanmoins nous devons avouer que s'il a négligé les deux tiers de la vie russe, il en a compris très bien le dernier tiers et l'а dépeint de main de maître en beaucoup d'endroits. Quoiqu'en dise l'autocratie de la cour de Pétersbourg, encore faut-il qu'elle accorde que le portrait est frappant dans ses traits principaux.