Quand vont sur le chemin de ronde mes sentinelles, je ne prétends pas que toutes soient ferventes. Beaucoup s'ennuient et rêvent de la soupe, car si tous les dieux dorment en toi, te reste l'appel animal des satisfactions de ton ventre, et qui s'ennuie pense à manger. Je ne prétends point que leurs âmes à toutes soient éveillées. Car je dis âme ce qui de toi communique avec ces ensembles qui sont nœuds divins qui nouent les choses et se rit des murs. Mais simplement de temps à autre que l'une de leurs âmes brûle. Qu'il en soit une dont le cœur batte. Qu'il en soit une qui connaisse l'amour et tout à coup se sente remplie par le poids et les bruits de la ville. Une qui se sente vaste et respire les étoiles et contienne l'horizon comme ces conques que remplit le chant de la mer.
Il me suffit que tu aies connu la visite et cette plénitude d'être un homme, et que tu te tiennes bien préparé pour recevoir, car il en est comme du sommeil bu de la faim ou du désir qui te reviennent par intervalles, et ton doute n'est rien que de pur et je t'en voudrais consoler.
Te reviendra, si tu es sculpteur, le sens du visage. Te reviendra, si tu es prêtre, le sens de Dieu, te reviendra, si tu es amant, le sens de l'amour, te reviendra, si tu es sentinelle, le sens de l'empire, te reviendra, si tu es fidèle à toi-même et nettoies ta maison bien qu'elle semble abandonnée, ce qui peut seul t'alimenter le cœur. Car tu ne connais point l'heure de la visite, mais il importe que tu saches qu'elle est seule au monde à pouvoir combler.
C'est pourquoi je te construis tel par de mornes heures d'étude pour que le poème, par miracle, te puisse incendier, et par les rites et les coutumes de l'empire pour que cet empire te puisse prendre au cœur. Car il n'est point de don que tu n'aies préparé. Et la visite ne vient pas s'il n'est point de maison bâtie pour la recevoir.
Sentinelle, sentinelle, c'est en marchant le long des remparts dans l'ennui du doute qui vient des nuits chaudes, c'est en écoutant les bruits de la ville quand la ville ne te parle pas, c'est en surveillant les demeures des hommes quand elles sont morne assemblage, c'est en respirant le désert autour quand il n'est que vide, c'est en t'efforçant d'aimer sans aimer, de croire sans croire, et d'être fidèle quand il n'est plus à qui être fidèle, que tu prépares en toi l'illumination de la sentinelle, qui te viendra parfois comme récompense et don de l'amour.
Fidèle à toi-même n'est point difficile quand se montre à qui être fidèle, mais je veux que ton souvenir forme un appel de chaque instant et que tu dises: «Que ma maison soit visitée. Je l'ai construite et la tiens pure…» Et ma contrainte est pour t'aider. Et j'oblige mes prêtres au sacrifice même si les voilà, ces sacrifices, qui n'ont plus de sens. J'oblige mes sculpteurs à sculpter même si voilà qu'ils doutent d'eux-mêmes. J'oblige mes sentinelles à faire les cent pas sous peine de mort, sinon les voilà mortes d'elles-mêmes, tranchées déjà par elles-mêmes, d'avec l'empire.
Je les sauve par ma rigueur.
Ainsi de celui-là qui se prépare dans l'austérité du poste de garde. Car je l'envoie en éclaireur franchir les rangs de l'ennemi. Et il sait bien qu'il en mourra. Car ils sont en éveil. Et il redoute les supplices dont on l'écrasera pour faire sourdre, mêlés de cris, les secrets de la citadelle. Et certes il est des hommes noués par l'amour dans l'instant, et qui se harnachent chauds de joie car la seule joie est d'épouser et voilà qu'ils épousent. Car ne crois pas, quand tu te saisis de la bien-aimée au soir des noces qu'il soit d'abord pour toi simple conquête d'un corps, duquel tu eusses pu hériter dans le quartier réservé de la ville où sont des filles semblables d'apparence, mais changement du sens et de la couleur de toute chose. Et ton retour vers la maison le soir, et ton réveil devenu héritage rendu, et l'espérance des enfants et leur enseignement par toi de la prière. Et jusqu'à cette bouilloire qui devient du thé auprès d'elle avant l'amour. Car à peine a-t-elle franchi ta maison que tes tapis de haute laine deviennent prairie pour ses pas. Et de tout ce que tu reçois et qui est sens nouveau du monde, il est si peu de chose dont tu uses. Tu n'es comblé ni par l'objet donné ni par la caresse du corps, ni par l'usage de tel ou tel avantage mais par la seule qualité du nœud divin qui noue les choses.