— Et où vois-tu qu'il y ait là souffrance? Certes, j'ai vu celui-là souffrir du départ de celle qu'il aimait et qui était pour lui sens des jours, des heures et des choses. Car croulait son temple. Mais je n'ai point vu souffrir cet autre qui ayant connu l'exaltation de l'amour, puis ayant cessé d'aimer, a perdu le foyer de ses joies. Et il en est de même de celui qui était ému par le poème puis que le poème ennuie. Où vois-tu qu'il souffre? C'est l'esprit qui dort et l'homme n'est plus. Car l'ennui n'est point le regret. Le regret de l'amour c'est toujours l'amour… et s'il n'est plus d'amour il n'est point de regret de l'amour. Tu ne rencontres plus que cet ennui qui est de l'étage des choses car elles n'ont rien à te donner. Les matériaux de ma vie ou bien ils s'effondrent dans l'instant que leur clef de voûte s'en va et c'est la souffrance de la mue et comment la connaîtrais-je? Puisque c'est maintenant seulement que m'apparaît la clef de voûte véritable et la véritable signification et qu'ils n'ont jamais eu plus de sens qu'ils n'en ont. Et comment connaîtrais-je l'ennui puisqu'il est basilique construite et achevée et enfin éclairée pour mes yeux?
— Géomètre, que me dis-tu là! La mère peut se lamenter sur le souvenir de l'enfant mort.
— Certes dans l'instant où il s'en va. Car les choses perdent leur sens. Le lait monte à la mère et il n'est plus d'enfant. Te pèse la confidence qui est destinée à la bien-aimée et il n'est plus de bien-aimée. Et si te voilà d'un domaine vendu et dispersé que feras-tu de l'amour du domaine? C'est l'heure de la mue laquelle est toujours douloureuse. Mais tu te trompes, car les mots embrouillent les hommes. Vient l'heure où les choses anciennes reçoivent leur sens et qui était de te faire devenir. Vient l'heure où tu te sens enrichi d'avoir autrefois aimé. Et c'est la mélancolie laquelle est douce. Vient l'heure où la mère ayant vieilli est de visage plus émouvant et de cœur mieux éclairé, bien qu'elle n'ose avouer, tant elle a peur aussi des mots, que lui est doux le souvenir de l'enfant mort. As-tu jamais entendu une mère te dire qu'elle eût préféré ne point le connaître, ne point l'allaiter, ne point le chérir?»
Le géomètre s'étant tu longtemps me dit encore: «Ainsi ma vie bien rangée en arrière me devient aujourd'hui déjà souvenir…
— Ah! géomètre mon ami, dis-moi la vérité qui te fait cette âme sereine…
— Connaître une vérité, peut-être n'est-ce que la voir en silence. Connaître la vérité, c'est peut-être avoir droit enfin au silence éternel. J'ai coutume de dire que l'arbre est vrai, lequel est une certaine relation entre ses parties. Puis la forêt laquelle est une certaine relation entre les arbres. Puis le domaine lequel est une certaine relation entre les arbres et les plaines et autres matériaux du domaine. Puis de l'empire lequel est une certaine relation entre les domaines et les villes et autres matériaux des empires. Puis de Dieu lequel est une relation parfaite entre les empires et quoi que ce soit dans le monde. Dieu est aussi vrai que l'arbre, bien que plus difficile à lire. Et je n'ai plus de questions à poser.»
Il réfléchit:
«Je ne connais point d'autre vérité. Je ne connais que des structures qui plus ou moins me sont commodes pour dire le monde. Mais…»
Il se tut longtemps cette fois et je n'osai point l'interrompre:
«Cependant il m'est apparu quelquefois qu'elles ressemblaient à quelque chose….
— Que veux-tu dire?
— Si je cherche j'ai trouvé car l'esprit ne désire que ce qu'il possède. Trouver c'est voir. Et comment chercherais-je ce qui pour moi n'a point de sens encore? Je te l'ai dit, le regret de l'amour c'est l'amour. Et nul ne souffre du désir de ce qui n'est pas conçu. Et cependant j'ai eu comme le regret de choses qui n'avaient point encore de sens. Sinon pourquoi aurais-je marché dans la direction de vérités que je ne pouvais concevoir? J'ai choisi vers des puits ignorés des chemins rectilignes qui furent semblables à des retours. J'ai eu l'instinct de mes structures comme des chenilles aveugles de leur soleil.
«Et toi quand tu bâtis un temple et qu'il est beau, à qui ressemble-t-il?
«Et quand tu légifères sur le cérémonial des hommes et qu'il exalte les hommes comme le feu réchauffe ton aveugle, à quoi ressemble-t-il? Car les exemples ne sont pas tous beaux et il est des cérémonials qui n'exaltent pas.
«Mais les chenilles ne connaissent point leur soleil, les aveugles ne connaissent point leur feu et tu ne connais point le visage auquel tu le fais ressembler quand tu bâtis un temple qui est pathétique au cœur des hommes.
«Il était pour moi un visage qui m'éclairait d'un côté et non de l'autre puisqu'il me faisait tourner vers lui. Mais je ne le connais point encore…»
C'est alors qu'à mon géomètre Dieu se montra.
CXXVII
Les actes bas suscitent pour véhicule des âmes basses. Les actes nobles, des âmes nobles.
Les actes bas se formulent par des motifs bas. Les actes nobles par des motifs nobles.
Si je fais trahir je ferai trahir par des traîtres.