Si tu juges mon œuvre, je souhaite que tu m'en parles sans m'interposer dans ton jugement. Car si je sculpte un visage, je m'échange en lui et je le sers. Et ce n'est point lui qui me sert. Et en effet j'accepte jusqu'au risque de mort pour achever ma création.
Donc ne ménage point tes critiques par crainte de me blesser dans ma vanité car il n'est point en moi de vanité. La vanité n'a point de sens pour moi puisqu'il s'agit non de moi mais de ce visage.
Mais s'il se trouve que ce visage t'a changé, ayant transporté en toi quelque chose, ne ménage point non plus tes témoignages par crainte d'offenser ma modestie. Car il n'est point en moi de modestie. Il s'agissait d'un tir dont le sens nous domine mais auquel il est bon que nous collaborions. Moi comme flèche, toi comme cible.
CXXX
Quand je mourrai.
«Seigneur, j'arrive à toi car j'ai labouré en ton nom. A toi les semailles.
«Moi j'ai bâti ce cierge. Il est de toi de l'allumer.
«Moi j'ai bâti ce temple. Il est de toi d'habiter son silence.
«Car la capture n'est point pour moi: je n'ai fait que construire le piège. J'ai pris cette attitude pour en être animé. Et j'ai bâti un homme selon tes divines lignes de force afin qu'il marche. A toi d'user du véhicule si tu y trouves ta gloire.»
Ainsi du sommet des remparts je poussai un profond soupir. «Adieu mon peuple, pensais-je. Je me suis vidé de mon amour et vais dormir. Cependant je suis invincible comme est invincible la graine. Je n'ai point dit tous les aspects de mon visage. Mais créer ce n'est point énoncer. Je me suis entièrement exprimé si j'ai rendu un son qui est celui-là et non un autre. Saisi une attitude qui est celle-là et non une autre. Installé dans la pâte un ferment qui est tel ferment et non un autre. Vous êtes tous désormais nés de moi car s'il s'agit pour vous d'un acte à choisir parmi d'autres vous rencontrerez l'invisible pente qui vous fera développer mon arbre, et ainsi selon moi devenir.
«Certes, vous vous sentirez libres, moi mort. Mais comme le fleuve de se diriger vers la mer, ou la pierre lâchée de descendre.
«Faites-vous branches. Faites vos fleurs et faites vos fruits. On vous pèsera à la vendange.
«Mon peuple bien-aimé, sois fidèle de génération en génération si j'ai augmenté ton héritage.»
Et comme je priais, faisait les cent pas la sentinelle. Et je méditais.
«Mon empire me délègue des sentinelles qui veillent. Ainsi j'ai allumé ce feu qui devient dans la sentinelle flamme de vigilance.
«Est beau mon soldat s'il regarde…»
CXXXI
Car je vous transfigure le monde, comme de l'enfant ses trois cailloux, si je leur attribue des valeurs diverses et un autre rôle dans le jeu. Et la réalité pour l'enfant ne réside ni dans les cailloux ni dans les règles qui ne sont qu'un piège favorable, mais dans la seule ferveur qui naît du jeu. Et les cailloux en sont en retour transfigurés.
Et que ferais-tu de tes objets, de ta maison, de tes amours et des bruits qui sont pour tes oreilles et des images qui sont pour tes yeux s'ils ne deviennent point matériaux de mon invisible palais lequel les transfigure?
Mais ceux-là qui ne tirent aucune saveur de leurs objets faute d'un empire qui les anime, ils s'irritent contre ces objets mêmes. «D'où vient que la richesse ne m'enrichisse point?» se lamentent-ils et ils supputent qu'il ne convient que de l'accroître car elle n'était point suffisante. Et ils en accaparent d'autres, qui les encombrent plus encore. Et les voilà cruels dans leur irréparable ennui. Car ils ne savent point qu'ils cherchent autre chose faute de l'avoir rencontré. Ils ont rencontré celui-là qui se montrait tellement heureux de lire sa lettre d'amour. Ils se penchent sur son épaule et observant qu'il tire sa joie de caractères noirs sur page blanche, ils ordonnent à leurs esclaves de s'exercer sur page blanche à mille arrangements de signes noirs. Et ils les fouettent de ne point réussir le talisman qui rend heureux.
Car il n'est rien pour eux qui fasse retentir les objets les uns sur les autres. Ils vivent dans le désert de leurs pierres en vrac.
Mais moi je viens qui à travers bâtis le temple. Et les mêmes pierres leur versent la béatitude.
CXXXII
Car je les rendais sensibles à la mort. Sans d'ailleurs le regretter. Car ainsi ils étaient sensibles à la vie. Mais si j'établissais chez toi le droit d'aînesse tu y trouverais plus de raisons, certes, de haïr, mais en même temps d'aimer et pleurer ton frère. Si même c'était celui qui de par ma loi te frustrait. Car ainsi meurt le frère aîné, ce qui a un sens, et le responsable, et le guide, et le pôle de la tribu. Et lui, si tu meurs, pleure sa brebis, celui qu'il aidait, celui qu'il aimait aimer, celui qu'il conseillait sous la lampe du soir.