Читаем Ensemble, c’est tout полностью

Quelques pages plus loin, un monsieur se retourna en l'entendant rire toute seule. Ce n'était rien pourtant, c'était une grosse dame qui s'adressait à un pâtissier en plein travail. Il avait une toque plissée, une mine vaguement désabusée et un petit bedon exquis. La dame disait : « Le temps a passé, j'ai refait ma vie, mais tu sais Roberto, je ne t'ai jamais oublié... » Et elle était coiffée d'un chapeau en forme de gâteau, une espèce de bavarois à la crème tout à fait semblable à ceux que le monsieur venait de confectionner...

Il n'y avait presque rien, deux ou trois griffures d'encre et pourtant, on la voyait papillonner des cils avec une certaine langueur nostalgique, avec la cruelle nonchalance de celles qui se savent encore désirables... Petites Ava Gardner de Bois-Colombes, petites femmes fatales rincées au Réjécolor...

Six minuscules traits pour dire tout cela ... Comment faisait-il ?

Camille reposa cette merveille en songeant que le monde était séparé en deux catégories : ceux qui comprenaient les dessins de Sempé et ceux qui ne les comprenaient pas. Si naïve et manichéenne qu'elle pût paraître, cette théorie lui semblait tout à fait pertinente. Pour prendre un exemple, elle connaissait une personne qui, à chaque fois qu'elle feuilletait un Paris-Match et avisait l'une de ces saynètes, ne pouvait s'empêcher de se ridiculiser : « Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle là-dedans... Il faudra que quelqu'un m'explique un jour où l'on doit rire... » Pas de chance, cette personne était sa mère. Non... Pas de chance...

En se dirigeant vers les caisses, elle croisa le regard de Vuillard. Là encore, ce n'était pas une expression : il la regardait, elle. Avec douceur.

Autoportrait à la canne et au canotier... Elle connaissait ce tableau mais n'avait jamais vu de reproduction aussi grande. C'était la couverture d'un énorme catalogue. Ainsi donc, il y avait une exposition en ce moment ? Mais où ?

— Au Grand Palais, lui confirma l'un des vendeurs.

— Ah?

C'était étrange comme coïncidence... Elle n'avait cessé de penser à lui ces dernières semaines... Sa chambre aux tentures surchargées, le châle sur la méridienne, les coussins brodés, les tapis qui s'enchevêtraient et la lumière tamisée des lampes... Plus d'une fois, elle s'était fait cette réflexion, qu'elle avait l'impression de se trouver à l'intérieur d'une toile de Vuillard... Ce même sentiment de ventre chaud, de cocon, atemporel, rassurant, étouffant, oppressant aussi...

Elle feuilleta l'exemplaire de démonstration et fut reprise d'une crise d'admirationnite aiguë. C'était si beau... Si beau... Cette femme de dos qui ouvrait une porte... Son corsage rose, son long fourreau noir et ce déhanché parfait... Comment avait-il pu rendre ce mouvement ? Le léger déhanché d'une femme élégante vue de dos ?

En n'employant rien d'autre qu'un peu de couleur noire ?

Comment ce miracle était-il possible ?

Plus les éléments employés sont purs, plus l'œuvre est pure. En peinture, il y a deux moyens d'expression, la forme et la couleur, plus les couleurs sont pures plus pure est la beauté de l'œuvre...

Des extraits de son journal égrenaient les commentaires.

Sa sœur endormie, la nuque de Misia Sert, les nourrices dans les squares, les motifs des robes des fillettes, le portrait de Mallarmé à la mine de plomb, les études pour celui d'Yvonne Printemps, ce gentil minois carnassier, les pages griffonnées de son agenda, le sourire de Lucie Belin, sa petite amie... Figer un sourire, c'est totalement impossible et pourtant lui, il y était parvenu... Depuis presque un siècle, alors que nous venons de l'interrompre dans sa lecture, cette jeune femme nous sourit tendrement et semble nous dire : « Ah, c'est toi ? » dans un mouvement de nuque un peu las...

Et cette petite toile, là, elle ne la connaissait pas... Ce n'est pas une toile d'ailleurs, c'est un carton... L'oie... C'est génial, ce truc... Quatre bonshommes dont deux en tenue de soirée et coiffés de chapeaux hauts-de-forme qui essayaient d'attraper une oie moqueuse... Ces masses de couleurs, la brutalité des contrastes, l'incohérence des perspectives... Oh ! comme il avait dû s'amuser ce jour-là !

Une bonne heure et un torticolis plus tard, elle finit par lever le nez et regarda le prix : aïe, cinquante-neuf euros... Non. Ce n'était pas raisonnable. Le mois prochain peut-être... Pour elle, elle avait déjà une autre idée : un morceau de musique qu'elle avait entendu sur Fip l'autre matin en balayant la cuisine.

Gestes ancestraux, balai paléolithique et carrelage tout esquinté, elle ronchonnait entre deux cabochons quand la voix d'une soprano était venue lui décoller, un à un, tous les poils des avant-bras. Elle s'était approchée de l'animatrice en retenant sa respiration : Nisi Dominus, Vivaldi, Vespri Solenni per la Festa dell'Assunzione di Maria Vergine...

Bon, assez rêvé, assez bavé, assez dépensé, il était temps d'aller travailler...

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