Il est environ 13 heures. Sur la Wilhelmplatz le vendeur de cigares est debout près de son étalage : le moment est favorable. Les employés des ministères sont sortis et vont et viennent à petits pas dans le square. Bientôt ce sera le moment du cigare, la détente paisible, cette euphorie du tabac dans la pleine journée d’été. On parle de soi, du temps qu’il va faire demain. Beaucoup ne travaillent pas ce samedi après-midi, mais ils traînent un peu avant de rentrer.
Au ministère des Transports à quelques centaines de mètres de là, le Hauptsturmführer S.S. Gildisch demande où se trouve le bureau du Ministerialdirektor Klausener. Les plantons hésitent puis s’inclinent et renseignent le S.S. Il monte lentement et dans le couloir, il croise Klausener qui vient de se laver les mains. Klausener regarde Gildisch et sans doute a-t-il compris la menace. Dans son bureau à l’étage supérieur, un coup de téléphone, inattendu à cette heure, retentit et fait sursauter le Ministerialdirigent le docteur Othmar Fessier. Klausener est au bout du fil, sa voix est anxieuse : « Voulez- vous venir me voir tout de suite, s’il vous plaît. » Puis il raccroche. Fessier s’apprête à descendre un peu surpris, mais il est déjà trop tard. Gildisch est entré dans le bureau de Klausener et quand le dirigeant de l’Action catholique, après s’être étonné d’être placé en état d’arrestation comme le lui annonce le S.S., s’est tourné vers un placard pour prendre son chapeau et suivre l’officier S.S., Gildisch a tiré : une seule balle, dans la tête. Du bureau même, alors que le sang lentement se répand, Gildisch téléphone à Heydrich, rend compte sobrement en policier stylé et demande des ordres. Ils sont simples. Simuler un suicide. Le Hauptsturmsfûhrer place son revolver dans la main droite de Kausener, puis téléphone à nouveau, pour convoquer les S.S. qui l’ont accompagné et sont restés en bas, dans l’entrée du ministère ; quelques instants plus tard, deux jeunes miliciens noirs montent la garde devant le bureau de Klausener, condamnant la porte. Gildisch s’éloigne calmement, sans même se retourner, écoutant sans doute l’huissier qui, d’une voix terrorisée répond à Fessier qui l’interroge : « Monsieur le Directeur s’est suicidé, il vient de se tuer d’un coup de revolver. » Impassibles devant la porte, immobiles, les deux S.S. paraissent ne même pas entendre, ne même pas voir.
Il est à peine 13 h 15. Le Hauptsturmführer S.S. Gildisch est un homme efficace et rapide et à peine a-t-il terminé sa besogne qu’il regagne la résidence de Goering pour se charger d’une nouvelle mission. L’atmosphère est encore tendue. Goering hurle : « Tirez dessus », et le major de police Jakobi traverse la salle en courant, criant lui aussi des ordres pour essayer de faire prendre un ami de Strasser, Paul Schulz, l’un des plus anciens membres du parti, qu’on n’arrive pas à retrouver alors qu’il est sur les listes d’hommes à abattre. Les aides de camp, dans l’antichambre, ne cessent de passer, allant du central téléphonique au cabinet de travail de Goering. À cette heure, dans Berlin, on commence à se douter qu’il se passe quelque chose d’anormal et les ministères, les ambassades, les journalistes étrangers, déjà, demandent des précisions.
Depuis 11 heures, les habitants du quartier cossu de Berlin qui s’étend entre la Tiergartenstrasse et la Kônigin-Augusta-Strasse, cette avenue qui longe un canal tranquille et pittoresque, sont inquiets. Le quartier en effet est en état de siège : des hommes de la police de Goering ont même installé des mitrailleuses à l’angle de la Tiergartenstrasse et de la Standartenstrasse, et cette rue est interdite à la circulation. C’est une rue tranquille, qui s’ouvre en son milieu sur une place paisible, au centre de laquelle se dresse la jolie Matthäikirche.
Il y a quelques mois encore, la rue s’appelait la Matthäistrasse, mais à son extrémité nord, vers le Tiergarten, se trouve l’État-major de la Sturmabteilung. Et cet immeuble est assiégé et investi, fouillé par la Gestapo, les S.S., les hommes de Goering.