À ce moment-là, le téléphone retentit. C’est un ancien compagnon d’armes qui veut souhaiter la bienvenue à Schleicher rentré il y a quelques jours de ces voyages dictés par la prudence. Ils bavardent un long moment. Schleicher raconte l’accident d’automobile dont il est sorti indemne. Par miracle, dit-il. Il s’interrompt un instant : on sonne à la porte, explique-t-il à son interlocuteur.
Dans l’antichambre, Maria Güntel ouvre une petite fenêtre qui se trouve à côté de la porte d’entrée. Cinq hommes vêtus de longs imperméables sont là, immobiles. Dehors, arrêtée devant le portail, une voiture noire.
— Nous voudrions parler au général Schleicher, dit l’un d’eux.
La voix est autoritaire, elle exprime, comme la silhouette de l’homme, la force officielle qui n’admet pas de réplique. La gouvernante entrouvre la porte, un peu hésitante, une brusque poussée et Maria Güntel, avant même qu’elle ait réalisé, est collée contre le mur par l’un des hommes. Les autres, comme s’ils connaissaient parfaitement les lieux, se dirigent vers le bureau.
Au bout du fil, dans son écouteur, l’interlocuteur de Schleicher entend un choc, sans doute le bruit de l’appareil que l’on pose, puis éloignée, mais distincte la voix du général qui dit :
— Oui, c’est moi le général von Schleicher.
Immédiatement c’est le fracas des détonations avant que quelqu’un ne raccroche le téléphone.
Fascinée et terrorisée, Maria Güntel s’est avancée, Schleicher est couché sur le tapis, légèrement recroquevillé, une blessure au cou, à droite, est nettement visible et d’autres, à gauche, dans le dos. Il est sur le ventre comme si, dans un sursaut, après avoir répondu à ses visiteurs, il avait compris et avait voulu fuir. Brusquement, un cri retentit : Frau von Schleicher sort de la salle à manger attenante, elle crie à nouveau. Les hommes ont toujours le revolver à la main, la jeune femme avance vers eux les bras levés regardant le corps de son mari, elle crie encore, mais sa voix se brise dans le déchirement sec de la détonation. Et elle tombe, abattue elle aussi. Maria Güntel est pétrifiée, sur le seuil du bureau. L’un des tueurs s’est approché d’elle :
— Mademoiselle, n’ayez pas peur, vous, on ne vous tuera pas.
Les autres fouillent rapidement le bureau du général puis, sans un mot, ils quittent la villa, sans même avoir refermé la porte du bureau, laissant Maria Güntel sur le seuil, les yeux exorbités fixant Frau Schleicher et Kurt von Schleicher qui baignent dans leur sang sur le tapis aux ors sombres.
C’est une femme de chambre qui s’est blottie au premier étage qui trouvera la gouvernante immobile se tenant le visage à deux mains. Elle téléphonera à la police.
Le préfet, lui-même, se rend sur les lieux. Des enquêteurs recueillent les dépositions. Au ministère de l’Intérieur, Gisevius est averti par le préfet. Daluege interroge Goering et Himmler, mais quand il revient vers Gisevius un nouveau coup de téléphone de Potsdam a déjà indiqué que le Préfet a reçu des instructions lui permettant de rédiger son rapport : le général Kurt Schleicher, compromis dans le complot de Roehm, a résisté aux hommes de la Gestapo qui venaient l’arrêter. Il y a eu complot et le général et sa femme ont été abattus. L’enquête est close. Déjà les enquêteurs placent les scellés sur la porte du bureau de l’ancien chancelier du Reich. La villa est silencieuse. Un policier est resté en faction dans l’entrée et il observe cette gouvernante qui demeure assise, prostrée. Elle est le seul témoin.
Quelques mois plus tard, on découvrira son corps sans vie. Le désespoir, la peur, dira-t-on. De toute façon un suicide dont la presse ne parlera pas. Dans le IIIeme Reich, personne n’a intérêt à connaître de tels événements, ou à se souvenir de la mort violente du général Kurt von Schleicher et de sa jeune femme, un matin du samedi 30 juin 1934, dans leur villa cossue et tranquille de Neu-Babelsberg.
4
SAMEDI 30 JUIN 1934
Munich, 10 heures - 10 heures
IL N’Y A PAS DE MORTS INUTILES...
À Munich, comme à Berlin, il fait chaud et à Munich aussi, comme à Berlin, on tue. Dans les rues du centre, les voitures noires foncent, grillant les feux aux carrefours. D’autres S.S. ouvrent rapidement les portières, sortent puis tirent, sans sommation. Et tombent des officiers S.A. ou des conservateurs, ou de vieux adversaires.