Cependant, les fourmis ne renoncent pas. Telle une meute de loups minuscules, elles s'élancent sur les traces du monstre. Elles galopent sous les fougères en lançant des phéromones menaçantes, aux odeurs de mort. Cela n'effraie pour l'instant que les limaces, mais aide les fourmis à se sentir terribles et invulnérables. Elles retrouvent le lézard quelques milliers de têtes plus loin, collé à l'écorce d'un épicéa, sans doute occupé à digérer son petit déjeuner. Il faut agir! Plus on attend, plus il gagne en énergie! S'il demeure rapide dans le froid, il deviendra surpuissant lorsqu'il sera bien gavé de calories solaires. Agora d'antennes. Il faut improviser une attaque. Une tactique est mise au point.
Des guerrières se laissent tomber d'une branche sur la tête de l'animal. Elles tentent de l'aveugler en mordillant ses paupières et commencent à lui forer les naseaux. Mais ce premier commando échoue. Le lézard se brosse la face d'une patte agacée et gobe les traînardes.
Une deuxième vague d'assaillantes accourt déjà. Presque à portée de langue, elles font un large et surprenant détour… avant de fondre brutalement sur son moignon de queue. Comme dit Mère: Chaque adversaire a son point faible. Trouve-le, et n'affronte que cette faiblesse.
Elles rouvrent la cicatrice en la brûlant à l'acide et s'engouffrent à l'intérieur du saurien, lui envahissent les boyaux. Il roule sur le dos, pédale avec ses pattes postérieures, se frappe le ventre avec les pattes de devant. Mille ulcères le rongent. Et c'est alors qu'un autre groupe prend enfin pied dans les naseaux, aussitôt agrandis et creusés à coups de jets bouillants. Juste au-dessus, on s'attaque aux yeux. On fait éclater ces billes molles, mais les cavités oculaires s'avèrent des impasses; le trou du nerf optique est trop étroit pour qu'on puisse l'emprunter et atteindre le cerveau. On rejoint donc les équipes déjà enfoncées loin dans les naseaux… Le lézard se contorsionne, se plonge une patte dans la gueule pour essayer d'écraser les fourmis qui lui percent la gorge. Trop tard.
Dans un recoin des poumons, 4000e a retrouvé sa jeune collègue 103683e. Il fait noir là-dedans, et elles n'y voient rien car les asexuées n'ont pas d'ocelles infrarouges. Elles joignent le bout de leurs antennes. Allez, profitons de ce que nos sœurs sont affairées pour partir dans la direction de la termitière de l'Est. Elles croiront que nous avons été tuées au combat. Elles ressortent par où elles sont entrées, par le moignon caudal, qui saigne maintenant abondamment. Demain le saurien sera découpé en milliers de lambeaux comestibles. Certains seront recouverts de sable et charriés à Zoubi-zoubi-kan; d'autres parviendront même à Bel-o-kan, et l'on inventera encore tout un récit épique pour décrire cette chasse. La civilisation fourmi a besoin de se conforter dans sa force. Vaincre les lézards est une chose qui la rassure particulièrement.