Saûl fut impressionné. L'église du « Chemin » semblait bien changée. Il lui manquait quelque chose. L'ambiance générale asphyxiait visiblement toutes les idées du Nazaréen. Il ne trouvait plus en ces lieux la grande vibration de fraternité et d'unification des principes pour l'indépendance spirituelle. Après de longues réflexions, il attribuait tout cela à l'absence d'Etienne. Celui-ci mort, l'effort de l'Évangile libre s'était éteint ; car c'était lui le ferment divin de la rénovation. Ce n'est qu'alors qu'il prit conscience de la grandeur de sa tâche.
II voulut demander la parole, parler comme à Damas, critiquer les erreurs d'interprétation, agiter la poussière qui s'accumulait sur l'idéalisme du Christ immense et sacré, mais il se rappela les pondérations de Pierre et se tut. Il n'était pas Juste, pour l'instant, de réprimander les pratiques d'autrui tant qu'il n'avait pas donné la preuve de sa propre rénovation. S'il se mettait à parler, il pourrait peut-être entendre de justes reproches. En outre, il remarquait que les connaissances du passé qui fréquentaient maintenant l'église du « Chemin », sans abandonner pour autant leurs principes erronés, le regardaient de travers sans cacher leur dédain, le considérant perturbé mentalement. Et c'était dans un suprême effort qu'il retenait son désir de croiser les armes, ici même, pour restaurer la vérité pure.
Après la première réunion, il épia l'occasion de se retrouver seul avec l'ex-pêcheur de Capharnaum pour lui parler des innovations observées.
- La tempête qui s'est abattue sur nous - lui expliqua Pierre généreusement, sans faire allusion à son comportement d'autrefois - m'a incité à de sérieuses méditations. Depuis la première enquête du Sanhédrin dans cette maison, j'ai remarqué que Jacques avait souffert de profondes transformations. Il s'est livré à une vie de grand ascétisme, observant rigoureusement la Loi de Moïse. J'ai beaucoup réfléchi à son changement de comportement, mais d'autre part, je me suis dit qu'il n'était pas mauvais. C'est un compagnon ardent, dévoué et loyal. Je me suis tu pour en conclure plus tard que tout a une raison d'être. Quand les persécutions se firent plus pressantes, l'attitude de Jacques, bien que peu louable quant à la liberté de l'Évangile, a eu son côté bénéfique. Les délégués les plus acharnés ont respecté son dévouement mosaïque et ses amitiés sincères dans le judaïsme nous ont aidés à la manutention du patrimoine du Christ. Jean et moi avons passé des heures angoissantes à considérer ces problèmes. Serions-nous déloyales, falsifierions la vérité ? Anxieusement nous avons supplié l'inspiration du Maître. Avec l'assistance de sa divine lumière, nous sommes arrivés à de judicieuses conclusions. Serait-il juste de faire combattre la vigne encore tendre avec le figuier sauvage ? Si nous cédions à notre impulsion personnelle d'affronter les ennemis de l'indépendance de l'Évangile, nous oublierions fatalement l'œuvre collective. Il n'est pas licite que le timonier, pour témoigner de l'excellence de ses connaissances nautiques, jette le bateau contre les rochers au préjudice de la vie de tous ceux qui lui ont fait confiance. Nous avons ainsi considéré que les difficultés étaient nombreuses et que nous avions besoin, aussi minime qu'ait été notre capacité d'action, de conserver l'arbre de l'Évangile encore tendre pour ceux qui viendraient après nous. D'autant que Jésus nous a enseigné que nous n'arrivons à des objectifs élevés en ce monde qu'en cédant quelque chose de nous-mêmes. Par l'intermédiaire de Jacques, le pharisaïsme accepte de marcher avec nous. Et bien conformément aux enseignements du Maître, nous irons aussi loin que possible. Et je pense vraiment que si Jésus nous a enseigné cela, c'est parce qu'en marchant se présente l'occasion d'enseigner quelque chose et de révéler qui nous sommes.
Tandis que Saûl le dévisageait avec une admiration redoublée par les judicieux concepts évoqués, l'apôtre concluait :
Cela passera ! L'œuvre est du Christ. Si elle était nôtre, elle échouerait certainement, mais nous ne sommes que de simples et imparfaits coopérateurs.
Saûl a gardé cette leçon pour lui et est allé se coucher en réfléchissant. En son for intérieur, Pierre lui semblait bien plus grand maintenant. Cette sérénité, ce pouvoir de compréhension des moindres faits, lui donnaient une idée de sa profonde illumination spirituelle.