Mes très chers parents, je m'adresse à vous dans un moment qui va fixer mon sort pour le reste de ma vie.
[Je veux me marier à une jeune personne que j'aime depuis un an] — M-lle Natalie Gontchar[of]. [J'ai son consentement, celui de sa mère]. Je vous demande votre bénédiction non comme une vaine formalité, mais dans l'intime persuasion que cette bénédiction est nécessaire à mon bien-être — et puisse la dernière moitié de mon existence être pour vous plus consolante que ne le fut ma triste jeunesse.
[La fortune de M-de G.[ontcharof] étant très dérangée] et dépendant en partie de celle de son beau-père, cet article est le seul obstacle qui s'oppose à mon bonheur. Je n'ai pas la force de songer à y renoncer. Il m'est bien plus aisé d'espérer que vous viendrez à mon secours. Je vous en conjure, écrivez-moi ce que vous pouvez faire pour [329]
[330]Mon Général,
Je suis tout embarrassé de m'adresser à l'Autorité dans une circonstance purement personnelle, mais ma position et l'intérêt que vous avez bien voulu me témoigner jusqu'à présent m'en font une obligation.
Je dois me marier à M-lle Gontcharof que vous avez dû voir à Moscou, j'ai son consentement et celui de sa mère; deux objections m'ont été faites: ma fortune et ma position à l'égard du gouvernement. Quant à la fortune, j'ai pu répondre qu'elle était suffisante, grâce à Sa Majesté qui m'a donné les moyens de vivre honorablement de mon travail. Quant à ma position, je n'ai pu cacher qu'elle était fausse et douteuse. Exclu du service en 1824, cette flétrissure me reste. Sorti du Lycée en 1817 avec le rang de la 10me classe, je n'ai jamais reçu les deux rangs qui me revenaient de droit, mes chefs négligeant de me présenter et moi ne me souciant pas de le leur rappeler. Il me serait maintenant pénible de rentrer au service, malgré toute ma bonne volonté. Une place toute subalterne, telle que mon rang me permet de l'occuper, ne peut me convenir. Elle me distrairait de mes occupations littéraires qui me font vivre et ne ferait que me donner des tracasseries sans but et sans utilité. Je n'y dois donc plus songer. M-de Gontcharof est effrayée de donner sa fille à un homme qui aurait le malheur d'être mal vu de l'Empereur… Mon bonheur dépend d'un mot de bienveillance de Celui pour lequel mon dévouement et ma reconnaissance sont déjà purs et sans bornes.
Encore une grâce: En 1826 j'apportai à Moscou ma tragédie de Годунов, écrite pendant mon exil. Elle ne vous fut envoyée, telle que vous l'avez vue, que pour me disculper. L'Empereur ayant daigné la lire m'a fait quelques critiques sur des passages trop libres et je dois l'avouer, Sa Majesté n'avait que trop raison. Deux ou trois passages ont aussi attiré son attention, parce qu'ils semblaient présenter des allusions aux circonstances alors récentes, en les relisant actuellement je doute qu'on puisse leur trouver ce sens-là. Tous les troubles se ressemblent. L'Auteur dramatique ne peut répondre des paroles qu'il met dans la bouche des personnages historiques. Il doit les faire parler selon leur caractere connu. Il ne faut donc faire attention qu'à
Encore une fois je suis tout honteux de vous avoir entretenu si longuement de moi. Mais votre indulgence m'a gâté et j'ai beau n'avoir rien fait pour mériter les bienfaits de l'Empereur, j'espère et je crois toujours en lui.
Je suis avec la considération la plus haute de Votre Excellence le très humble et obéissant serviteur Alexandre Pouchkine.
Je vous supplie, Mon Général, de me garder le secret.[331]
[С. Л. Пушкин:]
16 avril 1830.