Le “que” dont il est ici question, c’est non pas quelque chose par quoi, mais bien: le simple fait que “l’histoire tout enti`ere de l’all'egie de l’estre est port'ee”. Mais ce fait est dit “verborgen”: bien `a l’abri en retrait (et non pas “cach'e” — qui n’a ici strictement aucun sens, sinon incongru).
Parler de l’histoire tout enti`ere de l’all'egie de l’estre, formulation qui invite `a aller de l’avant, c’est tout aussi bien nommer l’histoire enti`ere de la philosophie, en tant que cette derni`ere est histoire de la v'erit'e. La v'erit'e, au sein d’une philosophie devenue discipline d’'ecole n’est autre que l’avatar de l’ajlhvqeia des anciens Grecs. Au coeur de l’ajlhvqeia, Heidegger nous convie `a penser une ressource de retrait qui n’est autre que le secret- m^eme.
Je voudrais encore rapidement ajouter deux compl'ements. D’abord, le premier, qui se rattache directement `a ce qui vient d’^etre dit. Si notre technique, en ce qu’elle a de plus secret, est en rapport avec l’histoire philosophique de la v'erit'e, il est ais'e de saisir `a pr'esent ce qui a n’'et'e qu’effleur'e en commencant. Il n’y aura pas d’apr`es la technique au sens de quelque chose qui lui ferait suite — 'eventuellement pour la remplacer avantageusement — , parce que la technique est bien, dans l’acception stricte du terme, la v'erit'e de notre monde. Avec la technique, l’^etre humain est au monde comme il ne l’avait encore jamais 'et'e avant la technique: car avant la technique, il n’'etait pas en rapport de v'erit'e au monde.
Mais ^etre en rapport de v'erit'e au monde n’implique justement pas que nous soyons livr'es pieds et poings li'es au “d'echa^inement” de la technique. Penser ce qu’elle est, c’est—`a-dire ^etre apr`es `a la questionner, pour entrer dans le mouvement de sa v'erit'e, ne peut que changer du tout au tout notre rapport `a elle. Penser la technique — ce qui s’appelle “penser” — ouvre une 'echapp'ee sur un rapport libre `a la technique, un rapport o`u nous ne serions tout simplement plus somm'es de consommation.
Mais pour cela, il faut penser. J’en viens ainsi au second compl'ement. La derni`ere phrase de la conf'erence de 1953 d'eclare:
«Das Fragen ist die Fr"ommigkeit des Denkens»
Il s’agit, dans cette derni`ere phrase, de “questionner” et de “penser”; et il s’agit de ce qui lie les deux, que Heidegger nomme “Fr"ommigkeit”. Dans les dictionnaires, ce mot est rendu par “pi'et'e”. Pourtant, traduire: “Questionner est la pi'et'e de la pens'ee” est impossible; pas seulement parce que cela donne de quoi ricaner `a certains imb'eciles, mais pour une raison de fond: la pi'et'e — la
Une page avant la derni`ere, Heidegger prend soin d’expliquer ce que signifie “fromm” (l’adjectif d’o`u est tir'e “Fr"ommigkeit”). Il 'ecrit: “fromm, provmo", d. h. f"ugsam dem Walten und Verwahren der Wahrheit.” Tout en s’appuyant sur le mot grec provmo", Heidegger revient n'eanmoins `a ce temps qui est n^otre, et d'ecrit par cons'equent, si cela pouvait se dire, une “pi'et'e non rituelle”. Elle est “f"ugsam” — en premi`ere approximation: “docile”. Mais plut^ot qu’une docilit'e, il faudrait entendre ici une “docibilit'e”, c’est—`a-dire la disposition 'etonnante `a se laisser apprendre de ce qu’il s’agit de savoir comment il convient de s’en approcher. Traduisons:
«fromm, provmo", c’est—`a-dire
Provmo" — chez Hom`ere, c’est celui qui, `a la bataille, se porte en avant, celui qui sort des lignes pour affronter un adversaire seul `a seul.
Dans sa traduction de la Bible, Luther nomme “fromm” le Patriarche No'e, que la Vulgate qualifie de