Catherine dut faire appel à toute sa patience pour ne pas éclater. Le ton agressif, inquisiteur d'Arnaud l'exaspérait au-delà de toute expression. Il jouait un peu trop bien son rôle de frère à l'honneur outragé, exigeant des comptes, des explications, sans la moindre tendresse, comme s'il n'y avait pas eu, derrière eux, des années d'amour. La lettre même qu'il lui avait laissée en quittant Montsalvy ne traduisait pas tant d'amertume et de hargne... Elle était, au contraire, pleine de mansuétude et d'amour, peut-être parce que, croyant réellement sa vie terminée ou près de se terminer dans l'affreuse dégradation de la lèpre, il avait trouvé, dans sa vaillance et la noblesse de son caractère, le courage d'écrire ces mots de compréhension et de pardon. En retrouvant la vie et la santé, Arnaud avait recouvré du même coup toute son intransigeance et ce terrible caractère dont Catherine avait eu, déjà, tellement à souffrir...
Elle fit un effort sur elle-même, parvint à sourire, d'un sourire infiniment las et triste mais plein de douceur, tendit la main vers lui.
— Viens avec moi ! Ne restons pas sous ce portique où tout le monde peut nous entendre. Allons... tiens, au bout de ce bassin, près de ce lion de pierre qui semble personnifier toute la sagesse du monde...
La nuit lui dissimula l'ombre de sourire qui, un court instant, détendit les traits sévères d'Arnaud.
— As-tu donc tant besoin de sagesse ? demanda-t-il.
Et, au son de sa voix, elle sentit que sa colère fléchissait un peu.
Elle y puisa un espoir nouveau. D'ailleurs, il se laissait entraîner sans résistance. Un moment, ils marchèrent en silence au long de la margelle brillante sur laquelle Catherine s'assit, le dos appuyé au lion de marbre. Arnaud resta debout. En face d'eux, le portique et la tour brillaient, roses sur le fond bleu de la nuit, irréels comme un mirage et légers comme un songe. Les bruits du palais avaient presque tous cessé, seuls semblaient vivre encore les oiseaux nocturnes du jardin et les fontaines. Une légère brise faisait trembler, dans le miroir d'eau, le reflet tendre du palais et comme tout à l'heure, dans la cour des Lions, la magique beauté d'Al Hamra s'empara de Catherine.
— Cet endroit est fait pour le bonheur et pour l'amour... pourquoi faut-il que nous nous y déchirions ? Ce n'est pas pour te faire du mal et te laisser m'en faire que j'ai parcouru tant de lieues...
Mais Arnaud refusait encore de se laisser attendrir. Posant un pied sur le rebord de marbre, il demanda, les yeux ailleurs :
— N'espère pas détourner mon esprit sur les sentiers fleuris de la poésie, Catherine ! J'attends de toi un récit exact de ce qui s'est passé, depuis que tu as quitté Carlat.
— C'est une longue histoire, soupira la jeune femme, j'espérais que tu me laisserais le loisir de te la raconter en paix plus tard. Oublies-tu qu'ici nous sommes en danger, sinon toi, moi du moins ?
— Pourquoi toi ? N'es-tu pas la favorite bien-aimée du Calife ?
riposta-t-il sarcastique. Si Zobeïda tient à moi, je suppose que, toi, nul n'oserait te toucher...
Catherine détourna la tête pour cacher une crispation de souffrance.
— Tu sais toujours ce qu'il faut dire pour faire mal, n'est-ce pas ?
murmura-t-elle douloureusement. Écoute donc puisque tu le veux, puisque je ne retrouve plus l'homme que j'avais quitté et que ta confiance est morte...
La main d'Arnaud s'abattit sur l'épaule de Catherine, la serra à lui faire mal.
— Pas tant de faux-fuyants, Catherine ! Essaie de comprendre que j'ai besoin de savoir ! Besoin ! Il faut que je sache comment ma femme, l'être que j'aimais le plus au monde, après avoir cherché consolation dans les bras d'un frère d'armes, en est venue à vendre son corps à un Infidèle !
— Et qu'as-tu fait d'autre ? s'écria Catherine furieuse. Comment appelles-tu ce que tu fais dans le lit de Zobeïda, depuis des mois ?...
ce que j'ai pu voir, tu entends, de mes propres yeux, l'autre nuit, par la fenêtre du patio intérieur !...
— Qu'as-tu donc vu ? demanda-t-il avec hauteur.
— Je vous ai vus, toi et elle, rouler à terre, enlacés. Je t'ai vu la cravacher puis assouvir sur elle ton désir... J'ai entendu ses râles, compté tes caresses : deux bêtes en chasse ! C'était ignoble ! Tu étais ivre, d'ailleurs... mais j'ai cru en mourir !
— Tais-toi ! Je ne savais pas que tu étais là ! lança- t-il avec une admirable logique masculine, mais toi, toi,
Catherine, qu'as-tu fait d'autre au Djenan-el-Arif ? Et toi, tu savais que j'étais là, près de toi...
— Près de moi ? rétorqua Catherine furieuse. Tu étais près de moi, dans le lit de Zobeïda, sans doute ? Tu pensais à moi, à moi seule ?...
— Tu ne crois pas si bien dire ! Il fallait bien que j'éteigne cette fureur qui s'emparait de moi chaque fois que je pensais à toi, que je t'imaginais entre les bras de Brézé, vivant auprès de Brézé, lui parlant, lui souriant, lui offrant tes lèvres... et le reste ! Un corps de femme ressemble à un flacon de vin : il peut dispenser un instant d'oubli...