Car est-il nécessaire d’insister pour la millième fois sur un fait d’une évidence aussi flagrante que celui-ci: c’est que de nos jours, partout où la liberté de discussion n’existe pas dans une mesure suffisante, là rien n’est possible, mais absolument rien, moralement et intellectuellement parlant. Je sais combien dans ces matières il est difficile (pour ne pas dire impossible) de donner à sa pensée le degré de précision nécessaire. Comment définir par exemple ce que l’on entend par une mesure suffisante de liberté en matière de discussion? Cette mesure, essentiellement flottante et arbitraire, n’est bien souvent déterminée que par ce qu’il y a de plus intime et de plus individuel dans nos convictions, et il faudrait pour ainsi dire connaître l’homme pour savoir au juste le sens qu’il attache aux mots en parlant sur ces questions. Pour ma part, j’ai depuis plus de trente ans suivi, comme tant d’autres, cette insoluble question de la presse dans toutes les vicissitudes de sa destinée, et vous me rendrez la justice de croire, mon prince, qu’après un aussi long temps d’études et d’observations cette question ne saurait être pour moi que l’objet de la plus impartiale et de la plus froide appréciation. Je n’ai donc ni parti pris, ni préventions sur rien de ce qui y a rapport; je n’ai pas même d’animosité exagérée contre la censure, bien que dans ces dernières années elle ait pesé sur la Russie comme une véritable calamité publique. Tout en admettant son opportunité et son utilité relative, mon principal grief contre elle, c’est qu’elle est selon moi profondément insuffisante dans le moment actuel dans le sens de nos vrais besoins et de nos vrais intérêts. Au reste la question n’est pas là, elle n’est pas dans la lettre morte des règlements et des instructions qui n’ont de valeur que par l’esprit qui les anime. La question est tout entière dans la manière dont le gouvernement lui-même dans son for intérieur considère ses rapports avec la presse; elle est, pour tout dire, dans la part plus ou moins grande de légitimité qu’il reconnaît au droit de la pensée individuelle.
Et maintenant, pour sortir une bonne fois des généralités et pour serrer de plus près la situation du moment, permettez-moi, mon prince, de vous dire, avec toute la franchise d’une lettre entièrement confidentielle, que tant que le gouvernement chez nous n’aura pas, dans les habitudes de sa pensée, essentiellement modifié sa manière d’envisager les rapports de la presse vis-à-vis de lui, — tant qu’il n’aura pas, pour ainsi dire, coupé court à tout cela, rien de sérieux, rien de réellement efficace ne saurait être tenté avec quelque chance de succès; et l’espoir d’acquérir de l’ascendant sur les esprits, au moyen d’une presse ainsi administrée, ne serait jamais qu’une illusion.
Et cependant il faudrait avoir le courage d’envisager la question telle qu’elle est, telle que les circonstances l’ont faite. Il est impossible que le gouvernement ne se préoccupe très sérieusement d’un fait qui s’est produit depuis quelques années et qui tend à prendre des développements dont personne ne saurait dès à présent prévoir la portée et les conséquences. Vous comprenez, mon prince, que je veux parler de l’établissement des presses russes à l’étranger, hors de tout contrôle de notre gouvernement. Le fait assurément est grave, et très grave, et mérite la plus sérieuse attention. Il serait inutile de chercher à dissimuler les progrès déjà réalisés par cette propagande littéraire. Nous savons qu’à l’heure qu’il est la Russie est inondée de ces publications, qu’elles sont avidement recherchées, qu’elles passent de main en main, avec une grande facilité de circulation, et qu’elles ont déjà pénétré, sinon dans les masses qui ne lisent pas, au moins dans les couches très inférieures de la société. D’autre part, il faut bien s’avouer qu’à moins d’avoir recours à des mesures positivement vexatoires et tyranniques, il sera bien difficile d’entraver efficacement, soit l’importation et le débit de ces imprimés, soit l’envoi à l’étranger des manuscrits destinés à les alimenter. Eh bien, ayons le courage de reconnaître la vraie portée, la vraie signification de ce fait; c’est tout bonnement la suppression de la censure, mais la suppression de la censure au profit d’une influence mauvaise et ennemie; et pour être plus en mesure de la combattre, tâchons de nous rendre compte de ce qui fait sa force et de ce qui lui vaut ses succès.