Jusqu’à présent, en fait de presse russe à l’étranger, il ne peut, comme de raison, être question que du journal de Herzen. Quelle est donc la signification de Herzen pour la Russie? Qui le lit? Sont-ce par hasard ses utopies socialistes et ses menées révolutionnaires qui le recommandent à son attention? Mais parmi les hommes de quelque valeur intellectuelle qui le lisent, croit-on qu’il y en ait 2 sur 100 qui prennent au sérieux ses doctrines et ne les considèrent comme une monomanie plus ou moins involontaire, dont il s’est laissé envahir? Il m’a même été assuré, ces jours-ci, que des hommes qui s’intéressent à son succès l’avaient très sérieusement exhorté à rejeter loin de lui toute cette défroque révolutionnaire, pour ne pas affaiblir l’influence qu’ils voudraient voir acquise à son journal. Cela ne prouve-t-il pas que le journal de Herzen représente pour la Russie toute autre chose que les doctrines professées par l’éditeur? Or, comment se dissimuler que ce qui fait sa force et lui vaut son influence, c’est qu’il représente pour nous la discussion libre dans des conditions mauvaises (il est vrai), dans des conditions de haine et de partialité, mais assez libres néanmoins (pourquoi le nier?), pour admettre au concours d’autres opinions, plus réfléchies, plus modérées et quelques unes même décidément raisonnables. Et maintenant que nous nous sommes assuré où gît le secret de sa force et de son influence, nous ne serons pas en peine, de quelle nature sont les armes que nous devons employer pour le combattre. Il est évident que le journal qui accepterait une pareille mission ne pourrait rencontrer des chances de succès que dans des conditions d’existence quelque peu analogues à celles de son adversaire. C’est à vous, mon prince, de décider, dans votre bienveillante sagesse, si dans la situation donnée, et que vous connaissez mieux que moi, de pareilles conditions sont réalisables, et jusqu’à quel point elles le sont. Assurément ni les talents, ni le zèle, ni les convictions sincères ne manqueraient à cette publication; mais en accourant à l’appel qui leur serait adressé ils voudraient, avant toute chose, avoir la certitude qu’ils s’associent, non pas à une œuvre de police, mais à une œuvre de conscience; et c’est pourquoi ils se croiraient en droit de réclamer toute la mesure de liberté que suppose et nécessite une discussion vraiment sérieuse et efficace.
Voyez, mon prince, si les influences qui auraient présidé à l’établissement de ce journal et qui protégeraient son existence, s’entendraient à lui assurer la mesure de liberté dont il aurait besoin, si peut-être elles ne se persuaderaient pas que, par une sorte de reconnaissance pour le patronage qui lui serait accordé et par une sorte de déférence pour sa position privilégiée, le journal qu’ils considéreraient en partie comme le leur ne serait pas tenu à plus de réserve encore et à plus de discrétion que tous les autres journaux du pays.
Mais cette lettre est trop longue, et j’ai hâte de la finir. Permettez-moi seulement, mon prince, d’y ajouter en terminant ce peu de mots qui résument ma pensée tout entière. Le projet que vous avez eu la bonté de me communiquer me paraîtrait d’une réalisation, sinon facile, du moins possible, si toutes les opinions, toutes les convictions honnêtes et éclairées avaient le droit de se constituer librement et ouvertement en une milice intelligente et dévouée des inspirations personnelles de l’Empereur.
Recevez, etc.
Переводы публицистических произведений, написанных на французском языке
Письмо русского*