C'est une p'enible 'epoque que la n^otre! Tout, autour de nous, se dissout; tout s'agite dans le vague et l'inutilit'e; les plus noirs pressentiments se r'ealisent avec une effrayante rapidit'e. Six mois ne se sont pas 'ecoul'es depuis que j'ai 'ecrit mon troisi`eme dialogue. Alors nous nous demandions encore s'il y avait, ou non, quelque chose `a faire; aujourd'hui cette question n'est d'ej`a plus de mise; car nous commencons `a douter m^eme de la vie… La France est devenue l'Autriche de l'Occident, elle s'ab^ime dans l'opprobre et la fange. Le sabre prussien arr^ete les derni`eres palpitations du mouvement allemand; la Hongrie saigne de toutes ses veines sous les coups redoubl'es de la hache de son bourreau imp'erial; la Suisse attend une guerre g'en'erale; la Rome chr'etienne succombe avec la grandeur et la majest'e de l'ancienne Rome pa"ienne, en imprimant une fl'etrissure 'eternelle au front de ce pays, qui, nagu`ere, 'etait plac'e si haut dans l'amour des Peuples. Un libre penseur qui refuse de se courber devant la force, n'a plus, dans toute l'Europe, d'autre refuge que le pont d'un vaisseau faisant voile pour l'Am'erique.
«Si la France succombe, – a dit un de nos amis, – il faut alors proclamer toute l'humanit'e en danger». Et cela est peut^etre vrai, si, par l'humanit'e, nous entendons seulement l'Europe germano-romaine. Mais pourquoi faudrait-il l'entendre ainsi? Devons-nous donc, comme les Romains, nous poignarder `a la mani`ere de Caton, parce que Rome succombe, et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome; parce que nous tenons pour barbare tout ce qui n'est pas elle? Est-ce donc que tout ce qui est plac'e en dehors de notre monde est de trop et ne sert absolument `a rien?
Le premier Romain, dont le regard observateur perca la nuit des temps, en comprenant que le monde auquel il appartenait devait succomber, se sentit l'^ame accabl'ee de tristesse, et, par d'esespoir, ou peut-^etre parce qu'il 'etait plus haut plac'e que les autres, il jeta un coup d'oeil au-del`a de l'horizon national, et son regard fatigu'e s'arr^eta sur les barbares. Il 'ecrivit son livre les
Je ne proph'etise rien; mais je ne crois pas non plus que les destins de l'humanit'e et son avenir soient attach'es, soient clou'es `a l'Europe occidentale. Si l'Europe ne parvient pas `a se relever par une transformation sociale, d'autres contr'ees se transformeront; il y en a qui sont d'ej`a pr^etes pour ce mouvement, d'autres qui s'y pr'eparent. L'une est connue, je veux dire les Etats de l'Am'erique du Nord; l'autre, pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la conna^it; peu ou mal.
L'Europe enti`ere sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux, a r'ep'et'e le cri du braillard berlinois: «Ils viennent, les Russes! les voil`a! les voil`a!» Et, en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont d'ej`a venus, gr^ace `a la maison de Habsbourg; peut-^etre vont-ils s'avancer encore, gr^ace `a la maison de Hohenzollern.
Personne, cependant, ne sait ce que c'est que ces Russes, ces barbares, ces Cosaques, ce que c'est que ce Peuple, dont l'Europe a pu appr'ecier la m^ale jeunesse dans ce combat, dont il est sorti vainqueur. Que veut ce Peuple, qu'apporte-t-il avec lui? Qui en sait quelque chose? C'esar connaissait les Gaulois mieux que l'Europe ne conna^it les Russes. Tant que l'Europe occidentale a eu foi en elle-m^eme, tant que l'avenir ne lui est apparu que comme une suite de son d'eveloppement, elle ne pouvait s'occuper de l'Europe orientale; aujourd'hui les choses ont bien chang'e.
Cette ignorance superbe ne sied plus `a l'Europe; ce ne serait plus aujourd'hui la conscience de la sup'eriorit'e, mais la ridicule pr'etention d'un hidalgo castillan qui porte des bottes sans semelles et un manteau trou'e. Le danger de la situation ne peut se dissimuler. Reprochez aux Russes, tant qu'il vous plaira, d'^etre esclaves, `a leur tour ils vous demandent: «Et vous, vous ^etes libres?» Ils peuvent m^eme ajouter que jamais l'Europe ne sera libre que par l'affranchissement de la Russie. C'est pour cela, je crois, qu'il y aurait utilit'e `a conna^itre un peu ce pays.
Ce que je sais de la Russie, je suis pr^et `a le communiquer. Il y a d'ej`a longtemps que j'ai concu la pens'ee de ce travail, et bient^ot, puisqu'on nous a rendu si lib'eralement le temps de lire et d''ecrire, j'accomplirai mon projet. Ce travail me tient d'autant plus au coeur qu'il m'offre le moyen de t'emoigner `a la Russie et `a l'Europe ma reconnaissance. On ne devra chercher dans cette oeuvre ni une apoth'eose, ni un anath`eme. Je dirai la v'erit'e, toute la v'erit'e, autant que je la comprends et la connais, sans r'eserve, sans but pr'econcu. Il ne m'importe en rien de quelle mani`ere on d'enaturera mes paroles et comment on s'en pr'evaudra. J'estime trop peu les partis pour mentir en faveur de l'un ou de l'autre.