Vous aviez vingt-quatre ans. C’était, à peu près, l’âge de mes sœurs aînées. Mais vous n’étiez pas, comme elles, effacée ou timide : il y avait en vous une vitalité admirable. Vous n’étiez pas née pour une existence de petites peines ou de petits bonheurs ; vous étiez trop puissante. Jeune fille, vous vous étiez fait de votre vie d’épouse une idée très sévère et très grave, un idéal de tendresse plus affectueux qu’aimant. Et cependant, sans le savoir vous-même, dans l’enchaînement étroit de ces devoirs ennuyeux et souvent difficiles, qui devaient selon vous composer tout l’avenir, vous glissiez autre chose. L’usage ne permet pas aux femmes la passion : il leur permet seulement l’amour ; c’est pour cela peut-être quelles aiment si totalement. Je n’ose dire que vous étiez née pour une existence de plaisir ; il y a dans ce mot quelque chose de coupable, ou du moins d’interdit ; j’aime mieux dire, mon amie, que vous étiez née pour connaître et pour donner la joie. Il faudrait tâcher de redevenir assez purs pour comprendre toute l’innocence de la joie, cette forme ensoleillée du bonheur. Vous aviez cru qu’il suffisait de l’offrir pour l’obtenir en retour ; je n’affirme pas que vous étiez déçue : il faut beaucoup de temps pour qu’un sentiment, chez une femme, se transforme en pensée : vous étiez seulement triste.
Ainsi, je ne vous aimais pas. Vous aviez renoncé à me demander ce grand amour, que sans doute aucune femme ne m’inspirera jamais, puisqu’il ne m’est pas donné de l’éprouver pour vous. Mais cela, vous l’ignoriez. Vous étiez trop raisonnable pour ne pas vous résigner à cette vie sans issue, mais vous étiez trop saine pour ne pas en souffrir. La souffrance que l’on cause est celle dont on s’aperçoit la dernière ; et puis, vous la cachiez ; dans les premiers temps, je vous crus presque heureuse. Vous vous efforciez en quelque sorte de vous éteindre pour me plaire, vous portiez des vêtements sombres, épais, dissimulant votre beauté, parce que le moindre effort de parure m’effrayait (vous le compreniez déjà) comme une offre d’amour. Sans vous aimer, je m’étais pris pour vous de l’affection la plus inquiète ; une absence d’un moment m’attristait tout un jour, et l’on n’aurait pu savoir si je souffrais d’être éloigné de vous, ou si, tout simplement, j’avais peur d’être seul. Moi-même, je ne le savais pas. Et, puis, j’avais peur d’être ensemble, d’être seuls ensemble. Je vous entourais d’une atmosphère de tendresse énervante ; je vous demandais, vingt fois de suite, si vous teniez à moi ; je savais trop bien que c’était impossible.
Nous nous forcions aux pratiques d’une dévotion exaltée, qui ne correspondait plus à nos vraies croyances : ceux auxquels tout manque s’appuient sur Dieu et c’est à ce moment que Dieu leur manque aussi. Souvent, nous nous attardions dans ces vieilles églises accueillantes et sombres qu’on visite en voyage ; nous avions même pris l’habitude d’y prier. Nous revenions le soir, serrés l’un contre l’autre, unis du moins par une ferveur commune ; nous trouvions des prétextes pour rester dans la rue à regarder la vie des autres ; la vie des autres paraît toujours facile parce qu’on ne la vit pas. Nous savions trop bien que notre chambre nous attendait quelque part, une chambre de passage, froide, nue, vainement ouverte sur la tiédeur de ces nuits italiennes, une chambre sans solitude, et pourtant sans intimité. Car nous habitions la même chambre, c’est moi qui le voulais. Nous hésitions chaque soir à allumer la lampe ; sa lumière nous gênait, et cependant, nous n’osions plus l’éteindre. Vous me trouviez pâle ; vous ne l’étiez pas moins ; j’avais peur que vous n’eussiez pris froid ; vous me reprochiez doucement de m’être fatigué à des prières trop longues : nous étions l’un pour l’autre d’une désespérante bonté. Vous aviez à cette époque des insomnies intolérables ; j’avais, moi aussi, du mal à m’endormir ; nous simulions la présence du sommeil, pour n’être pas forcés de nous plaindre l’un l’autre. Ou bien, vous pleuriez. Vous pleuriez, le plus silencieusement possible, pour que je ne m’en aperçusse pas, et je feignais alors de ne pas vous entendre. Il vaut peut-être mieux ne pas s’apercevoir des larmes, lorsqu’on ne peut les consoler.