Читаем Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce полностью

La vertu a ses tentations comme le reste, bien plus dangereuses parce que nous ne nous en méfions pas. Avant de vous connaître, je rêvais du mariage. Ceux dont l’existence est irréprochable rêvent peut-être d’autre chose ; nous nous dédommageons ainsi de n’avoir qu’une nature, et de ne vivre qu’un côté du bonheur. Jamais, même aux instants de complet abandon, je n’avais cru mon état définitif, ou simplement durable. J’avais eu, dans ma famille, d’admirables exemples de tendresse féminine ; mes idées religieuses me portaient à voir, dans le mariage, le seul idéal innocent et permis. Il m’arrivait d’imaginer qu’une jeune fille très douce, très affectueuse et très grave, finirait un jour par m’apprendre à l’aimer. Je n’avais jamais connu, hors de chez moi, de semblables jeunes filles : je pensais à celles qu’on voit sourire, d’un sourire pâli, entre les pages des vieux livres, Julie von Charpentier ou Thérèse de Brunswick. C’étaient des imaginations un peu vagues, et malheureusement très pures. D’ailleurs, un rêve, mon amie, n’est pas une espérance ; on s’en contente ; on le trouve même plus doux quand on le croit impossible, parce qu’on n’a pas alors l’inquiétude de le vivre un jour.

Que fallait-il faire ? On n’ose tout dire à une jeune fille, même lorsque son âme est déjà l’âme d’une femme. Les termes m’eussent manqué ; j’eusse donné de mes actes une image affaiblie, ou peut-être excessive. Tout dire, c’était vous perdre. Si vous consentiez à m’épouser quand même, c’était jeter une ombre sur la confiance que vous aviez en moi. J’avais besoin de cette confiance pour m’obliger, en quelque sorte, à ne pas la trahir. Je me croyais le droit (le devoir plutôt) de ne pas repousser l’unique chance de salut que me donnait la vie. Je me sentais parvenu à la limite de mon courage : je comprenais que seul je ne guérirais plus. À cette époque, je voulais guérir. On se fatigue de ne vivre que des formes furtives, méprisées, du bonheur humain. J’aurais pu, d’un mot, rompre ces fiançailles silencieuses : j’eusse trouvé des excuses ; il suffisait de dire que je ne vous aimais pas. Je m’abstins, non parce que la princesse, mon unique protectrice, ne m’eût jamais pardonné ; je m’abstins parce que j’espérais en vous. Je me laissai glisser, je ne dis pas vers ce bonheur (mon amie, nous ne sommes pas heureux), mais plutôt vers ce crime. Le désir de bien faire me conduisit plus bas que les pires calculs : je volai votre avenir. Je ne vous apportai rien, pas même ce grand amour sur lequel vous comptiez ; ce que j’avais de vertus furent les complices de ce mensonge ; et mon égoïsme fut d’autant plus odieux qu’il se crut légitime.

Vous m’aimiez. Je ne suis pas assez vain pour croire que vous m’aimiez d’amour ; je me demande encore comment vous avez pu, je ne dis pas vous éprendre de moi, mais m’adopter ainsi. Chacun de nous sait peu de chose sur l’amour, tel que l’entendent les autres ; l’amour, pour vous, n’était peut-être qu’une bonté passionnée. Ou bien, je vous ai plu. Je vous ai plu justement par ces qualités qui croissent trop souvent à l’ombre de nos défauts les plus graves : la faiblesse, l’indécision, la subtilité. Surtout, vous m’avez plaint. J’avais été assez imprudent pour vous inspirer pitié ; parce que vous aviez été bonne pendant quelques semaines, vous avez trouvé naturel de l’être toute la vie : vous avez cru qu’il suffisait d’être parfaite pour être heureuse ; j’ai cru suffisant, pour être heureux, de n’être plus coupable.

Nous fûmes mariés à Wand un jour assez pluvieux d’octobre. Peut-être, Monique, eussé-je préféré que nos fiançailles fussent plus longues ; j’aime que le temps nous porte, et non qu’il nous entraîne. Je n’étais pas sans inquiétude sur cette existence qui s’ouvrait : songez que j’avais vingt-deux ans, et que vous étiez la première femme qui occupait ma vie. Mais tout, à vos côtés, était toujours très simple : je vous savais gré de m’effrayer si peu. Les hôtes du château étaient partis l’un après l’autre ; nous allions partir aussi, partir ensemble. Nous fûmes mariés dans l’église du village, et comme votre père s’en était allé pour l’une de ses expéditions lointaines il n’y avait, autour de nous, que quelques amis et mon frère. Mon frère était venu, bien que ce déplacement coutât cher ; il me remercia avec une sorte d’effusion d’avoir, disait-il, sauvé notre famille ; je compris alors qu’il faisait allusion à votre fortune, et cela me fit honte. Je ne répondis rien. Cependant, mon amie, aurais-je été plus coupable en vous sacrifiant à ma famille qu’en vous sacrifiant à moi-même ? C’était, je m’en souviens, un de ces jours mêlés de soleil et de pluie, qui changent facilement d’expression, comme un visage humain. Il semblait qu’il s’efforçât de faire beau, et que je m’efforçasse d’être heureux. Mon Dieu, j’étais heureux. J’étais heureux avec timidité.

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