Je cherche à revivre, le plus exactement possible, les semaines qui nous menèrent aux fiançailles. Monique, ce n’est pas facile. Je dois éviter les mots de bonheur ou d’amour, car enfin, je ne vous ai pas aimée. Seulement, vous m’êtes devenue chère. Je vous ai dit combien j’étais sensible à la douceur des femmes : j’éprouvais, près de vous, un sentiment nouveau de confiance et de paix. Vous aimiez, comme moi, les longues promenades à travers la campagne, qui ne mènent nulle part. Je n’avais pas besoin qu’elles menassent quelque part ; j’étais tranquille à vos côtés. Votre nature pensive s’accordait à ma nature timide ; nous nous taisions ensemble. Puis votre belle voix grave, un peu voilée, votre voix trempée de silence, m’interrogeait doucement sur mon art et moi-même ; je comprenais déjà que vous éprouviez envers moi une sorte de tendre pitié. Vous étiez bonne. Vous connaissiez la souffrance, pour l’avoir bien souvent guérie ou consolée : vous deviniez en moi un jeune malade ou un jeune pauvre. J’étais même si pauvre que je ne vous aimais pas. Seulement, je vous trouvais douce. Il m’arrivait de songer que j’eusse été heureux d’être vôtre : je veux dire votre frère. Je n’allais pas plus loin. Je n’étais pas assez présomptueux pour imaginer davantage, ou, peut-être, ma nature se taisait. Quand j’y pense, c’était déjà beaucoup qu’elle se tût.
Vous étiez très pieuse. À cette époque, vous et moi croyions encore en Dieu, j’entends, celui que tant de gens nous dépeignent comme s’ils le connaissaient. Pourtant, vous n’en parliez jamais. Vous pensiez peut-être que l’on n’en peut rien dire, ou bien, vous n’en parliez jamais, parce que vous le sentiez présent. On parle surtout de ceux qu’on aime, lorsqu’ils ne sont pas là. Vous viviez en Dieu. Vous aimiez, comme moi, ces vieux livres des mystiques, qui semblent avoir regardé la vie et la mort à travers du cristal. Nous nous prêtions des livres. Nous les lisions ensemble, mais non pas à voix haute, nous savions trop bien que les paroles rompent toujours quelque chose. C’étaient deux silences accordés. Nous nous attendions à la fin des pages ; votre doigt suivait, le long des lignes, les prières commencées, comme s’il s’agissait de me montrer une route. Un jour que j’avais plus de courage, et vous plus de douceur encore qu’à l’ordinaire, je vous avouai que j’avais peur d’être damné. Vous avez souri, gravement, pour me donner confiance. Alors, brusquement, cette idée m’apparut petite, misérable, et surtout très lointaine : je compris, ce jour-là, l’indulgence de Dieu.
Ainsi, j’ai des souvenirs d’amour. Ce n’était pas sans doute une passion véritable, mais je ne suis pas sûr qu’une passion véritable m’eût rendu meilleur, ou seulement plus heureux. Je vois trop, pourtant, ce qu’un tel sentiment contenait d’égoïsme : je m’attachais à vous. Je m’attachais c’est malheureusement le seul mot qui convienne. Les semaines s’écoulaient ; la princesse trouvait chaque jour des raisons pour vous retenir encore ; vous commenciez, je pense, à vous habituer à moi. Nous en étions venus à échanger nos souvenirs d’enfance ; j’en connus d’heureux grâce à vous ; par moi vous en connûtes de tristes ; ce fut comme si nous avions dédoublé notre passé. Chaque heure ajoutait quelque chose à cette intimité timidement fraternelle et je m’aperçus, avec effroi, qu’on avait fini par nous croire fiancés.
Je m’ouvris à la princesse Catherine. Je ne pouvais tout dire : j’appuyai sur l’extrême indigence où se débattait ma famille ; vous étiez, par malheur, beaucoup trop riche pour moi. Votre nom, célèbre depuis deux générations dans le monde de la science, valait peut-être mieux qu’une pauvre noblesse autrichienne. Enfin j’osai faire allusion à des fautes antérieures, d’une nature très grave, qui m’interdisaient votre amour, mais que naturellement je ne pus préciser. Cette demi-confession, déjà pénible, ne réussit qu’à faire sourire. Monique, on ne me crut même pas. Je me heurtai à l’entêtement des gens légers. La princesse s’était une fois pour toutes promis de nous unir : elle avait pris de moi une idée favorable, qu’elle ne modifia plus. Le monde, quelquefois trop sévère, compense sa dureté par son inattention. On ne nous soupçonne pas, tout simplement. La princesse de Mainau disait que l’expérience l’avait rendue frivole : ni elle, ni son mari, ne me prirent au sérieux. Mes scrupules leur parurent témoigner d’un amour véritable ; parce que j’étais inquiet, ils me crurent désintéressé.