Nous remontons l’escadrin salpêtreux. On nous fait arpenter des couloirs et des couloirs. Ça devient de plus en plus bathouze. Maintenant, on circule sur des tapis moelleux comme un marécage.
Et bientôt nous pénétrons dans une pièce un tout petit peu plus petite que la place de la Concorde. Le coup d’œil est féerique. C’est un chatoiement d’étoffes rares, des plats d’or, de meubles bas en bois précieux ! Au centre de la pièce il y a une vasque de porphyre dans laquelle glougloute un jet d’eau.
Le fond de l’immense salon est surélevé. C’est là que se tient l’émir. Il prend le thé-à-la-feuille-de-rose-menthée en compagnie d’un type que je ne vois que de dos. Obolan est un grand zig d’une trente-quatraine d’années qui commence à grassouillir. Il a l’œil sombre et pas commode.
Il porte à sa main potelée un diamant qui doit le gêner pour faire sa culture physique du matin tant il paraît lourd.
Il nous regarde venir tout en soufflant sur sa tasse.
Près de lui, un petit boy noir agite un immense éventail de plumes fabuleuses qui ont dû être arrachées au derrière des demoiselles des Folies Bergère.
Comme nous atteignons le bas des marches de marbre donnant accès à son praticable, Sirk s’agenouille et se prosterne. Béru me chuchote.
— On devrait peut-être faire aussi l’opération lèche-parquet, non ?
— T’es louf ! m’insurgé-je. Même au Vatican, tu vois plus ça !
Je reste droit, regardant Obolan en plein dans les carreaux.
Le personnage qui lui fait vis-à-vis se retourne et j’ai la pomme d’Adam qui se met à bredouiller. Pinaud ! C’est Pinuche ! Le vieux, le bon, le surprenant Pinuchet. Pinusky l’inattendu. Pinaudère le stupéfiant !
Béru exhale un long barrissement d’ahurissement.
— Monseigneur Votre Altesse Majestueuse, attaque le Pinaud-bien-aimé, permettez-moi de présenter à Votre Honorature mes compagnons de caravane…
L’Honoré du discourant, a une légère inclinaison du buste.
Du coup, le Gravos et moi nous y allons d’un plongeon grand-siècle. Faut ce qu’il faut ; et du moment qu’Obolan a fait la première courbette…
Toutes ces flexions faites je vais pour bavasser des formules explicatives, excusatrices et aristocratiques, mais la Pinuchette-bêlante me coupe l’adjectif sous la langue.
— Votre Seigneurerie Rarissime et Authentissime, continue le Bouleversant, voici donc de grands artistes qui vont donner l’éclat du neuf à votre fête.
Il me désigne.
— ici Ben Santa, le chef de la troupe. Là, Abder Béru. Et ici, Sirk…
— Sirk Isker ! fait précipitamment Sirk Hamar, ce qui lui vaut un long et soupçonneux regard san-antoniesque.
— Voilà, bêle la Vieillasse.
Je voudrais dire quelque chose, mais je suis trop occupé à museler Béru qui va vraisemblablement proférer des couenneries.
Pinaud reprend :
— Notre chef de troupe, l’honorable Ben Santa exécute un numéro de tir au pistolet. Quant à Abder Béru, il est spécialisé dans la chanson et la lutte à mains libres. Pour Sirk Isker…
Il se racle la gorge.
— Je fais de la prestidigitation, termine notre prisonnier.
Il me laisse rêveur, Sirk. Car en somme, il pourrait profiter de cette chance inouïe qui s’offre à lui de nous larguer. Il lui suffirait de dire à l’émir qui nous sommes. Mais il paraît infiniment craintif.
— Majesté, fais-je à Obolan en donnant à mon français un accent nordaf très prononcé, vous parlez le français ?
— Je ! fait l’émir qui doit surtout utiliser l’anglais comme langue étrangère. D’autant plus que son pétrole il le fourgue très certainement aux Ricains.
Pinuche se tourne carrément vers nous et déclare.
— Quand j’ai su que Sa Grande Bienveillance Prodigissime recherchait des artistes pour célébrer les fêtes du Falzar, je me suis empressé de lui dire qu’il en détenait trois très exceptionnels dans les geôles de son palais.
Je commence à piger l’astuce Pinucharde.
En draguant dans les estaminets d’Aigou, il a appris que des fêtes allaient avoir lieu et que le souverain faisait appel à des artistes et il a trouvé cette astuce pour nous faire débastiller. Pas bête. Il est drôlement précieux, Pinaud.
Mais Obolan parle.
— Pourquoi avez-vous frappé mes gardes fiscaux ? demande-t-il.
Béru va dire, je lui vole une fois de plus la parole.
— C’est un malentendu, Majesté. Nous n’avons pas le rare privilège de parler votre langue et nous n’avons pas compris ce que voulaient ces valeureux fonctionnaires.
— Il paraît, fait l’émir d’une voix suave en montrant Sirk, que celui-ci traduisait.
Il est déjà bien rancardé, le monarque ! Son français est scolaire ; lent, bien articulé. Il remue à peine les lèvres en parlant.