Un sourire triste qui passa sur les lèvres d’Andrée et de Philippe, tout en se dessinant amer sur celles du baron, l’arrêta dans cette voie, qui devenait cruelle pour l’amour-propre des Taverney.
– Non, sans doute, si j’en juge par votre désir de me plaire, ajouta la dauphine. D’ailleurs, attendez, je vous laisserai ici un de mes carrosses, il vous conduira à ma suite. Voyons, monsieur le gouverneur, venez à mon aide.
Le gouverneur s’approcha.
– Je laisse un carrosse à M. de Taverney, que j’emmène à Paris avec mademoiselle Andrée, dit la dauphine. Nommez quelqu’un pour accompagner ce carrosse et le faire reconnaître comme étant des miens.
– À l’instant même, madame, répondit le baron de Stainville. Avancez, monsieur de Beausire.
Un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à la démarche assurée, à l’œil vif et intelligent sortit des rangs de l’escorte et s’avança le chapeau à la main.
– Vous garderez un carrosse pour M. de Taverney, dit le gouverneur, et vous accompagnerez le carrosse.
– Veillez à ce qu’ils nous rejoignent bientôt, dit la dauphine; je vous autorise à doubler, s’il le faut, les relais.
Le baron et ses enfants se confondirent en actions de grâces.
– Ce brusque départ ne vous fait point trop de peine, n’est-ce pas, monsieur? demanda la dauphine.
– Nous sommes aux ordres de Votre Altesse, répondit le baron.
– Adieu! adieu! dit la dauphine avec un sourire. En voiture, messieurs!… Monsieur Philippe, à cheval!
Philippe baisa la main de son père, embrassa sa sœur et sauta en selle.
Un quart d’heure après, de toute cette cavalcade, tourbillonnant comme la nuée de la veille, il ne resta plus rien dans l’avenue de Taverney, sinon un jeune homme assis sur la borne de la porte, et qui, pâle et triste, suivait d’un œil avide les dernières traînées poudreuses que soulevaient au loin, sur la route, les pieds rapides des chevaux.
Ce jeune homme, c’était Gilbert.
Pendant ce temps, le baron, resté seul avec Andrée, n’avait pas encore pu retrouver la parole.
C’était un singulier spectacle que celui qu’offrait le salon de Taverney.
Andrée, les mains jointes, réfléchissait à cette foule d’événements étranges, inattendus, inouïs, qui venaient de passer tout à coup à travers de sa vie si calme, et croyait rêver.
Le baron épilait ses sourcils gris, du milieu desquels jaillissaient de longs poils recourbés, et déchiquetait son jabot.
Nicole, adossée à la porte, regardait ses maîtres.
La Brie les bras pendants, la bouche ouverte, regardait Nicole.
Le baron se réveilla le premier.
– Scélérat! cria-t-il à La Brie, tu restes là comme une statue, et ce gentilhomme, cet exempt de la maison du roi, attend dehors.
La Brie fit un bond de côté, s’accrocha la jambe gauche avec la jambe droite, et disparut en trébuchant.
Un instant après il revint.
– Monsieur, dit-il, ce gentilhomme est là-bas.
– Que fait-il?
– Il fait manger les pimprenelles à son cheval.
– Laisse-le faire. Et le carrosse?
– Le carrosse est dans l’avenue.
– Tout attelé?
– De quatre chevaux. Oh! les belles bêtes, monsieur! elles mangent les grenadiers du parterre.
– Les chevaux du roi ont le droit de manger ce qu’ils veulent. À propos, et le sorcier?
– Le sorcier, monsieur, il a disparu.
– En laissant la table toute servie, dit le baron, ce n’est pas croyable. Il reviendra, ou quelqu’un pour lui.
– Je ne crois pas, dit La Brie. Gilbert l’a vu partir avec son fourgon.
– Gilbert l’a vu partir avec son fourgon? répéta le baron pensif.
– Oui, monsieur.
– Ce fainéant de Gilbert, il voit tout. Va faire la malle.
– Elle est faite, monsieur.
– Comment, elle est faite?
– Oui; dès que j’ai entendu l’ordre de madame la dauphine, je suis entré dans la chambre de M. le baron, et j’ai emballé ses habits et son linge.
– De quoi te mêles-tu, drôle?
– Dame! monsieur, j’ai cru bien faire en prévenant vos désirs.
– Imbécile! Allons, aide ma fille.
– Merci, mon père, j’ai Nicole.
Le baron se mit à réfléchir de nouveau.
– Mais, triple coquin, dit-il à La Brie, il y a une chose impossible!
– Laquelle, monsieur?
– Et à quoi tu n’as pas pensé, car tu ne penses a rien.
– Dites, monsieur.
– C’est que Son Altesse royale soit partie sans laisser quelque chose à M. de Beausire ou que le sorcier ait disparu sans remettre un mot à Gilbert.
En ce moment on entendit comme un petit sifflement dans la cour.
– Monsieur, dit La Brie.
– Eh bien!
– On appelle.
– Qui cela?
– Ce monsieur.
– L’exempt du roi?
– Oui, et voilà Gilbert aussi qui se promène comme s’il avait quelque chose à dire.
– Alors, va donc, animal.
La Brie obéit avec sa promptitude accoutumée.
– Mon père, dit Andrée en s’approchant du baron, je comprends ce qui vous tourmente à cette heure. Vous le savez, j’ai une trentaine de louis et cette belle montre garnie de diamants que la reine Marie Leczinska a donnée à ma mère.
– Oui, mon enfant, oui, c’est bien, dit le baron; mais, garde, garde, il te faudra une belle robe pour ta présentation… En attendant, c’est à moi de trouver des ressources. Chut! voici La Brie.