– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsque l’on joue un morceau trop «hot», il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.
– Je vais m’en faire un sur
– Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le réglerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer.
Chick se mit au piano. A la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.
– J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie.
– Ça tient compte de l’harmonie? dit Chick.
– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table.
II
– Ce pâté d’anguille est remarquable, dit Chick. Qui t’a donné l’idée de le faire?
– C’est Nicolas qui en a eu l’idée, dit Colin. Il y a une anguille -il y avait, plutôt - qui venait tous les jours dans son lavabo par la conduite d’eau froide.
– C’est curieux, dit Chick. Pourquoi ça?
– Elle passait la tête et vidait le tube de pâte dentifrice en appuyant dessus avec ses dents. Nicolas ne se sert que de pâte américaine à l’ananas et ça a dû la tenter.
– Comment l’a-t-il prise? demanda Chick.
– Il a mis un ananas entier à la place du tube. Quand elle avalait la pâte, elle pouvait déglutir et rentrer sa tête ensuite, mais, avec l’ananas, ça n’a pas marché, et plus elle tirait, plus ses dents entraient dans l’ananas, Nicolas…
Colin s’arrêta.
– Nicolas quoi? dit Chick.
– J’hésite à te le dire, ça va peut-être te couper l’appétit.
– Va donc, dit Chick, il ne m’en reste presque plus.
– Nicolas est entré à ce moment-là et lui a sectionné la tête avec une lame de rasoir. Ensuite, il a ouvert le robinet et tout le reste est venu.
– C’est tout? dit Chick. Redonne-moi du pâté. J’espère qu’elle a une nombreuse famille dans le tuyau.
– Nicolas a mis de la pâte à la framboise pour voir… dit Colin. Mais, dis-moi, cette Alise dont tu lui parlais…?
– Je l’envisage en ce moment, dit Chick. Je l'ai rencontrée à une conférence de Jean-Sol. Nous étions les deux à plat ventre sous l’estrade et c’est comme ça je l’ai connue.
– Comment est-elle?
– Je ne sais pas décrire, dit Chick. Elle est jolie…
– Ah!… dit Colin. Nicolas revenait, il portait la dinde.
– Asseyez-vous donc avec nous, Nicolas, dit Colin. Après tout, comme disait Chick, vous êtes presque de la famille.
– Je vais d’abord m’occuper des souris, si Monsieur n’y voit pas d’inconvénient, dit Nicolas. Je reviens, la dinde est découpée… La sauce est là…
– Tu vas voir, dit Colin. C’est une sauce à la crème de mangue et au genièvre, cousue dans des paupiettes de veau tissées. Tu presses dessus et ça sort en filets.
– Supérieur! dit Chick.
– Tu ne voudrais pas me donner une idée de la façon dont tu t’y. es pris pour entrer en relations avec elle?… poursuivit Colin.
– Eh bien… dit Chick, je lui ai demandé si elle aimait Jean-Sol Partre, elle m’a dit qu’elle faisait collection de ses œuvres… Alors, je lui ai dit: - «Moi aussi…» - Et, chaque fois que je lui disais quelque chose, elle répondait: -»Moi aussi…» -, et vice versa… Alors, à la fin, juste pour faire une expérience existentialiste, je lui ai dit: - «je vous aime beaucoup» - et elle a dit: -»Oh!»
– L’expérience avait raté, dit Colin.
– Oui, dit Chick. Mais elle n’est pas partie tout de même. Alors, j’ai dit: -»je vais par là» - et elle a dit: «Pas moi» - et elle a ajouté: - «Moi je vais par là».
– C’est extraordinaire, assura Colin.
– Alors j’ai dit: - «Moi aussi», - dit Chick. Et j’ai été partout où elle a été…
– Comment ça s’est-il terminé? dit Colin.
– Euh!… dit Chick. C’était l’heure d’aller au lit…
Colin s’étrangla et but un demi-litre de bourgogne avant de se remettre.
– Je vais à la patinoire avec elle demain, dit Chick. C’est dimanche. Tu viens avec nous? Nous choisissons le matin pour qu’il n’y ait pas beaucoup de monde. Ça m’ennuie un peu, remarqua-t-il, parce que je patine mal, mais nous pourrons parler de Partre.
– J’irai… promit Colin. J’irai avec Nicolas… Il a peut-être d’autres nièces…
III
Colin descendit du métro, puis remonta les escaliers. il émergea dans le mauvais sens, et contourna la station pour s’orienter. Il prit la direction du vent avec un mouchoir de soie jaune et la couleur du mouchoir, emportée par le vent, se déposa sur un grand bâtiment, de forme irrégulière, qui prit ainsi l’allure de la patinoire Molitor.