En bas, c'est le désarroi, mais on ne va pas renoncer pour autant. Une seconde vague décolle. Quatre femelles sur cent arrivent à franchir le barrage de becs et de plumes. Les mâles partent à leur poursuite en escadre serrée. Eux, on les laisse passer, ils sont trop chétifs pour intéresser des moineaux. Une troisième vague de femelles s'élance à l'assaut des nuages. Plus de cinquante oiseaux se trouvent sur son chemin. C'est un carnage. Aucune survivante. Les volatiles, eux, sont de plus en plus nombreux, comme s'ils s'étaient donné le mot. Il y a maintenant là-haut des moineaux, des merles, des rouges-gorges, des pinsons, des pigeons… Ça piaille fort. Pour eux aussi c'est la fête! Une quatrième vague décolle. Là encore, pas une femelle ne passe. Les oiseaux se battent entre eux, pour les meilleurs morceaux. Les artilleuses s'énervent. Elles tirent verticalement de toute la puissance de leur glande à acide formique. Mais les prédateurs sont trop haut. Les gouttes mortelles retombent en pluie sur la ville, causant de nombreux dégâts et blessures. Des femelles renoncent, effrayées. Elles jugent qu'il est impossible de traverser et préfèrent redescendre pour copuler en salle, en compagnie d'autres princesses accidentées.
La cinquième vague se dresse, prête au sacrifice suprême. Il faut à toute force franchir ce mur de becs!
Dix-sept femelles passent, filées de près par quarante-trois mâles.
Sixième vague: douze femelles sont passées 1
Septième: trente-quatre!
56e agite les ailes. Elle n'ose pas encore y aller. Une tête de sœur vient de tomber à ses pieds, mollement suivie d'un duvet de sinistre augure. Elle voulait savoir ce qu'était le grand Extérieur?
Ah, maintenant elle est fixée!
Va-t-elle s'élancer avec la huitième vague?
Non… Et elle fait bien, car celle-ci est complètement anéantie.
La princesse a le trac. Elle refait vrombir ses quatre ailes et se soulève un peu. Bon, ça au moins ça marche, il n'y a pas de problème, seulement c'est la tête qui… La peur l'envahit. Il faut rester lucide. Il y a très peu de chances qu'elle réussisse. 56e interrompt ses battements: soixante-treize femelles de la neuvième vague viennent de passer. Les ouvrières poussent des phéromones d'encouragement. L'espoir renaît. Va-t-elle partir avec la dixième vague?
Comme elle hésite, elle repère brusquement, un peu plus loin, la petite boiteuse et la grosse tueuse aux yeux morts désormais. Il n'en faut pas plus pour la décider. Elle prend son vol d'un seul coup. Les mandibules des deux autres se referment sur le vide. Elles ne l'ont pas ratée de beaucoup. 56e se maintient un instant à mi-hauteur entre la Cité et la nuée d'oiseaux. Puis elle est enveloppée par l'essor de la dixième vague, elle en profite, elle fonce, elle aussi, droit vers le gouffre aérien. Ses deux voisines se font happer, alors qu'elle passe inopinément entre les énormes serres d'une mésange.
Simple question de chance. Voilà, elles sont quatorze à être sorties indemnes de la dixième vague. Mais 56e ne se fait pas trop d'illusions, Elle n'a surmonté que la première épreuve. Le plus dur est à venir. Elle connaît ses chiffres. En général, sur mille cinq cents princesses envolées, une dizaine touchent le sol sans encombre. Quatre reines, dans l'hypothèse la plus optimiste, parviendront à construire leur cité.