Ma bonne et ch`ere Anna. J’ai recu il y a quelques jours ta lettre qui, je le t’avoue, m’a fait jusque autant de peine que de plaisir. Tu voil`a donc bien malheureuse, bien d'esesp'er'ee d’^etre dans ce m^eme Institut o`u tu d'esirais entrer avec tant d’ardeur, o`u tu es entr'ee avec tant de jubilations*
. Souviens-toi, je t’en prie, des instances, des supplications, des pers'ecutions que tu m’as fait subir pour me d'ecider `a te retirer de Weimar et `a te r'eunir `a tes soeurs. Et maintenant tu serais toute dispos'ee `a recommencer toute cette m^eme agitation en sens inverse. Ne prends pas ce que je te dis ici pour un reproche, ma bonne amie, il n’est pas dans ma nature d’^etre un juge s'ev`ere des incons'equences d’autrui. Le souvenir de mes propres incons'equences suffirait pour me rendre indulgent, et d’ailleurs tu sais, si je suis naturellement dispos'e `a l’indulgence envers toi. Si donc je te rappelle tes contradictions, c’est pour venir en aide `a ta raison et la mettre `a m^eme d’appr'ecier plus sainement ta situation actuelle, tu dois comprendre, ma bonne Anna, en faisant un retour sur le pass'e, qu’il peut y avoir tout autant d’exag'eration dans le d'esir que tu as maintenant de quitter l’Institut qu’il y en avait il y a quelques mois dans ton impatience `a y entrer. Au reste, tranquillise-toi. Je ne pr'etends assur'ement pas prolonger ind'efinitivement ton s'ejour `a l’Institut, l’^age o`u tu es, devrait d'ej`a te rassurer `a cet 'egard — dans quelques semaines nous serons de retour `a Munich et je verrai alors ce qu’il y aura `a faire.Nous sommes plus que jamais dans l’intention d’aller cette ann'ee en Russie, et je n’h'esiterais pas `a t’amener avec nous, si je pensais que nous y allions pour y rester. Mais comme il est plus que probable que tel n’est pas le cas et que nous reviendrons en Allemagne au printemps prochain*
, tu comprends, ma bonne amie, que je ne pourrai pas t’associer `a tous ces voyages sans interrompre toute la coul'ee de tes 'etudes, sans te faire perdre un temps bien pr'ecieux `a ton ^age. Voil`a pourquoi je pr'ef'ererais que tu ailles passer cet hiver aupr`es de ta tante Clotilde `a Weimar, suppos'e qu’elle soit dispos'ee `a se charger de toi. Je m’en vais lui 'ecrire `a ce sujet, et sit^ot que j’aurai sa r'eponse, je te la ferai savoir. De ton c^ot'e, tu pourrais, bien aussi dans tes lettres que tu lui 'ecris, lui parler de ton d'esir de retourner aupr`es d’elle et faire un appel `a l’amiti'e et `a la tendresse qu’elle a pour toi. Tu comprends que je ne te propose cette id'ee que comme un simple projet et qui pour se r'ealiser a besoin avant tout du consentement de ta tante. Tu dois bien te garder par cons'equent d’y compter comme sur une chose parfaitement certaine. D’autre part, il est possible que tu viennes `a changer de sentiment `a l’'egard de l’Institut et que le chagrin que tu aurais `a te s'eparer de tes soeurs, te fasse faire de nouvelles r'eflexions.Quant `a moi, s’il arrivait que nous nous d'ecidions dans le courant de cet hiver `a nous fixer pour quelques ann'ees en Russie, je ne manquerai pas de vous faire chercher ou de venir vous chercher moi-m^eme au printemps prochain.
Voil`a, ma bonne Anna, quelles sont mes intentions pour le moment, et toi qui aimes tant `a 'echaffauder des projets pour l’avenir, tu trouveras, je n’en doute pas, dans le peu que je t’ai dit l`a de quoi b^atir plus d’un ch^ateau en Espagne. T^ache de faire en sorte que tu sois plus contente du moment pr'esent et que les autres le soient aussi de toi. Utilise bien ton temps et parle-moi avec quelque d'etail de tes occupations. J’esp`ere vous revoir bient^ot et je n’ai pas besoin de te dire quel plaisir j’aurai `a vous embrasser. Quand tu verras tes oncles, dis-leur mille amiti'es de ma part. Je ne leur 'ecris pas d’abord parce que je suis excessivement paresseux et puis aussi parce que j’ignore lequel d’entre eux est en ce moment `a Munic.
Adieu, ma ch`ere enfant. Je t’embrasse mille fois et du fond du coeur, toi et tes soeurs. Que Dieu vous garde!
Париж. Июль 1844