Mon intention, tu le sais, avait 'et'e de prendre le chemin de Kalouga, o`u je devais aller me reposer un jour ou deux aux pieds de Mad. Smirnoff et puis faire deux autres visites qui se trouvaient tout naturellement 'echelonn'ees sur mon chemin. Mais `a mesure que j’avancais dans cette direction, les routes devenaient tr`es impraticables, les chevaux de poste si rares, les retards et les embarras de tout genre par suite de cette disette des chevaux si intol'erables que finalement je perdis patience et courage, et compris que je n’'etais pas de force `a remonter ce courant. Si bien qu’arriv'e sur cette odieuse route de Kalouga aux postes les plus rapproch'ees de celle de Toula
(tu vois bien que je te fais faire un cours de g'eographie indig`ene et que tu aurais besoin d’avoir sous les yeux une carte pour me lire avec fruit) — arriv'e donc `a l’endroit le plus rapproch'e de la route de Toula qui est chauss'ee, je me suis senti tout naturellement aller `a la d'erive et finis par tomber dans cette voie meilleure qui mit fin `a toutes mes perplexit'es et me conduisit en vingt-quatre heures `a Moscou, o`u je ne serais pas arriv'e avant cinq `a six jours, si j’eusse pers'ev'er'e dans mes premiers errements…Telle est la version officielle que je te pris de communiquer `a ceux qui auraient peut-^etre la curiosit'e de te demander, comment il se fait qu’ayant 'et'e si proche de Kalouga j’ai pu renoncer `a y aller… les mauvaises routes ont tout fait. Mais la v'eritable, celle que je ne dis qu’`a toi pour le sceau du plus grand secret, c’est qu’il y avait vingt et quelques heures que je n’avais plus lu de tes nouvelles et que gr^ace `a cette habitude laiss'ee `a mon imagination, elle y prenait de si furieux retours que je ne pouvais loin les endurer. Ma soeur m’avait bien 'ecrit qu’il y avait une lettre de toi qui m’attendait `a Moscou. Mais j’ai fait la r'eflexion que la suscription de la lettre n’'etant pas de ton 'ecriture, cette lettre, apr`es tout, ne prouvait rien. Qu’en dis-tu? N’'etait-ce pas ing'enieux de sd’une r'eflexion. Aussi, `a peine avais-je lu `a mon arriv'ee ces deux lettres qui 'etaient l`a que j’ai senti, je l’avoue, un vif regret et comme un remords d’avoir si r'esolument br^ul'e la Smirnoff, et le remords 'etait d’autant plus fond'e que j’ai su par une de mes tantes qui demeurent dans le gouvernement de Kalouga que Mad. Smirnoff lui avait parl'e avec beaucoup d’affection de moi, lui faisant toute sorte de questions sur mon pass'e le plus recul'e, dont elle s’imaginait que cette bonne tante devait ^etre amplement instruite. Enfin quoiqu’il en soit, tu vois bien que ton livre d’oracle a dit vrai, au moins sur une question, et s’il est aussi renseign'e sur l’autre, nous pouvons d`es `a pr'esent commencer nos pr'eparatifs pour c'el'ebrer notre prochain jubil'e…*Hier j’ai d^in'e chez les Souchkoff avec la cousine Mouravieff et Sophie*
qui devaient partir aujourd’hui pour la campagne. Leur pr'esence m’a valu un compl'ement de nouvelles sur vous et j’ai su `a cette occasion que tu t’es mise s'erieusement `a l’'etude du russe. C’est bien fait. Il y a l`a assur'ement de quoi combler bien des loisirs. En attendant je vois, ma chatte ch'erie, que tu t’ennuies consid'erablement, comme de coutume, et que mon absence ne t’a pas jet'e dans les distractions, comme je m’en 'etais flatt'e. Puisqu’elle n’a pas eu le r'esultat, elle n’est donc pas bonne `a rien, et je m’en vais aussi `a y mettre un terme le plut^ot possible.C’est le 18, mercredi, que je partirai d’ici par la nouvelle voiture de poste qui fait le trajet en 46 heures, et c’est par cons'eq le vingt au soir que je puis me flatter de vous revoir…[29]
Je te ram`ene Loukiane*, puisqu’on m’a dit que tu le regrettes. Et tu peux compter qu’il ne te regrettait pas mieux, car depuis trois semaines qu’il avait son cong'e, il 'etait sur le pav'e et y serait probablement rest'e…J’embrasse les enfants et Anna `a qui j’'ecris incessamment pour bien finir.