Oh, que je voudrais pouvoir évoquer à la fois toutes les puissances de votre être poétique! Que je voudrais en tirer, dès ce moment, tout ce qui, je sais, s'y tient caché pour que vous nous fassiez aussi un jour entendre un de ces chants que veut le siècle! Comme tout alors, qui s'en va aujourd'hui devant vous sans laisser nulle trace en votre esprit, aussitôt vous frapperait! Comme tout prendrait face nouvelle à Vos yeux! En attendant, causons toujours. Il y a quelque temps, il y a un an, le monde vivait dans la sécurité du présent et de l'avenir, et récapitulait en silence son passé, et s'en instruisait. L'esprit se régénérait dans la paix, la mémoire humaine se renouvelait, les opinions se reconciliaient, la passion s'étouffait, les colères se trouvaient sans aliment, les vanités sesatisfaisaient dans de beaux travaux; tous les besoins des hommes se circonscrivaient peu à peu dans l'intelligence, et tous leurs intérêts allaient peu à peu aboutir au seul intérêt du progrès de la raison universelle. Pour moi, c'était foi, c'était crédulité infinies; dans cette paix heureuse du monde, dans cet avenir, je trouvais ma paix, mon avenir. Est survenue tout à coup la bêtise d'un homme, d'un de ces hommes appelés, sans leur aveu,à diriger les affaires humaines. Voilà que sécurité, paix, avenir, tout devient aussitôt [n'eant] néant. Songez-y bien, ce n'est pas un de ces grands événements, fait pour bouleverser les empires et ruiner les peuples, qui a fait cela, la niaiserie d'un seul homme. Dans votre tourbillon, vous n'avez pu ressentir la chose comme moi, c'est tout simple: mais se peut-il, que cette prodigieuse aventure qui n'a point sa pareille, toute empreinte de providence qu'elle est, ne vous apparaisse que comme prose toute commune, ou au plus comme poésie didactique, par exemple comme un tremblement de Lisbonne, dont vous n'auriez que faire? pas possible. Moi, je me sens la larme à l'œil, quand je regarde ce vaste désastre de la vieille [soc[iété]], de ma vieille société; ce mal universel, tombé sur mon Europe, d'une manière si imprévue, a doublé mon propre mal. Et pourtant, oui, de tout cela il ne sortira que du bien, j'en ai la certitude parfaite: et j'ai la consolation de voir que ne suis point le seul à ne pas désespérer du retour de la raison à la raison. Mais comment se fera-t-il ce retour, quand? Sera-ce par quelque puissant esprit délégué extraordinairement par la providence pour opérer cet œuvre, ou bien par une suite d'événements par elle suscitée pour éclairer le genre humain? Ne sais. Mais une vague conscience me dit que bientôt viendra un homme nous apporter la vérité du temps. Peut-être sera-ce quelque chose d'abord de semblable à cette religion politique [parv[enue][?]] préchée en ce moment par S.[aint]-Simon dans Paris, ou bien à ce catholicisme de nouvelle espèce que quelques prêtres téméraires prétendent, dit-on, substituer à celle que la sainteté du temps avait faite. Pourquoi non? Que le premier branle du mouvement qui doit achever les destinées du genre humain se fasse de telle ou telle sorte, qu'importe? Beaucoup de choses qui avaient précédé le grand moment ou
Ne parle-t-on pas d'une guerre générale? Je dis qu'il n'en sera rien. Non, mon ami, les voies de sang ne sont plus les voies de la providence. Les hommes auront beau[fair[e]] être bêtes, ils ne se déchireront plus comme des bêtes: le dernier fleuve de sang a coulé, et à cette heure, au moment où je Vous écris, la source en est grâce à Dieu tarie. Sûrement, orages et calamités nous menacent encore, mais ce n'est plus des fureurs des peuples que leur viendront les biens qu'ils sont destinés à obtenir; désormais il n'y aura plus de guerres que des guerres épisodiques, quelques guerres absurdes et ridicules, pour mieux dégoûter les hommes de leurs habitudes de meurtre et de destruction. Avez-vous vu ce qui vient de se passer en France? Ne s'était-on pas imaginé qu'elle allait mettre le feu au quatre coins du monde? Hé bien, point du tout; qu'arrive-t-il? Aux amateurs de gloire, d'envahissement, on a ri au nez, gens de paix et de raison ont triomphé; les vieilles phrases qui résonnaient si bien tantôt aux oreilles françaises, [il n'y a] plus d'écho pour elles.