Mais cela n’implique pas que les choses soient de simples fabrications de l’ing'eniosit'e humaine; tout au contraire, cela signifie: l’^etre humain doit ^etre compris comme cet ^etre qui, toujours d'ej`a, saute d’embl'ee par-del`a les choses, mais de telle mani`ere que sauter par-del`a les choses n’est possible que dans la mesure o`u les choses, tout en demeurant elles-m^emes, viennent `a la rencontre
Le style de Heidegger se reconna^it moins au vocabulaire qu’`a la facon qu’il a de faire appara^itre ph'enom'enologiquement, par exemple: cette “dimension” dont il parle `a la fin du texte que je viens de citer. Il me para^it important de souligner ce trait, parce que cela permet de saisir quelque chose qui, dans l’atmosph`ere asphyxiante de cloisonnement qui r`egne dans ce qui nous tient lieu de monde, 'echappe de plus en plus fatalement.
Cette dimension dont parle Heidegger — que dis-je: cette dimension que nous voyons se d'eployer pour peu que nous aiguisions notre 'ecoute en nous attachant `a suivre ce qui est dit — d’autres, `a leur mani`ere `a eux, l’on fait para^itre. Ainsi (je n’en cite qu’un, mais quand on a l’attention aviv'ee, on peut voir d’autres grands exemples o`u parall`element vient s’exposer une manifestation comparable), ainsi, Henri Matisse, dans sa peinture, donne essor `a ce qu’il nomme dans ses propos: “espace spirituel”, ou “espace cosmique”, “v'eritable espace plastique”, dont la sp'ecificit'e consiste, dit-il, `a ^etre un “espace vibrant”. Dans un propos rapport'e par Andr'e Verdet[100]
, et datant de la fin de sa vie, Matisse d'eclare «Il y a aussi la question de l’espaceDonner la vie `a un trait, `a une ligne, faire
Dans un propos plus ancien[101]
(datant de 1929), il exposait l’intention qui pr'eside `a son travail de peintre:«Mon but est de rendre mon 'emotion. Cet 'etat d’^ame est cr'e'e par les objets qui m’entourent et qui r'eagissent en moi: depuis l’horizon jusqu’`a moi-m^eme, y compris moi-m^eme. Car tr`es souvent je me mets dans le tableau et j’ai conscience de ce qui existe derri`ere moi.»
Les mots ont beau n’^etre pas les m^emes, l’angle d’attaque des questions pointer dans des directions distinctes — une ind'eniable analogie d’inspiration anime le peintre et le philosophe: celle qui les oblige l’un comme l’autre `a quitter l’ordre convenu de la repr'esentation habituelle — `a le quitter une fois pour toute, c’est—`a-dire avec la conviction de ne jamais plus m^eme pouvoir y revenir. Dans ce mouvement, il ne faut pas se le cacher, g^it un risque consid'erable: perdre le contact des contemporains, ne plus du tout leur ^etre intelligible. Non pas par souci de se singulariser en voulant `a tout prix para^itre “original”, mais sous une urgence enti`erement autre, qui ne peut gu`ere tomber sous le sens, puisqu’il s’agit d'esormais d’exister en rapport imm'ediat si possible `a ce dont tire son origine ce que vous ^etes, ce que vous faites aussi bien que le cadre entier de tout ce qui vous entoure.
Dans le cas de Heidegger, les vicissitudes de l’histoire ont encore accru ce risque, au point qu’il est facile de masquer sous l’apparence d’une candide bonne foi des critiques dont la motivation r'eelle est l’incapacit'e d’envisager ne serait-ce que le plus infime changement des habitudes acquises.