La facon dont aujourd’hui encore, cinquante ans apr`es que la conf'erence a 'et'e prononc'ee, on 'evacue commun'ement ce que Heidegger a tent'e de faire 'emerger concernant la technique; la l'eg`eret'e avec laquelle le philistinisme intellectuel escamote son propos sous l’'etouffoir qu’est la formule inepte de
Se mettre en 'etat de penser, demande de ceux qui l’entreprennent qu’ils mettent en oeuvre une lucidit'e, un sang-froid et une sobri'et'e capables de balayer sans d'esemparer hors de leur horizon la masse de lieux communs, de figures de rh'etorique et d’id'ees recues qui forme le fonds de
fonctionnement de la pens'ee commune.
Si nous avons r'eellement l’intention de nous confronter `a la tentative de penser la technique, il faut donc savoir que cela va nous demander, `a nous aussi, de nous arracher aux pesanteurs de la pens'ee ordinaire. C’est beaucoup plus difficile `a accomplir qu’`a 'enoncer, pour la raison que nous avons tous spontan'ement l’inclination `a penser comme pense tout le monde. C’est en chacun de nous que vit, jamais compl`etement surmont'ee, la peur par excellence, celle d’avoir `a penser par soi-m^eme. Nous avons peur de penser autrement qu’`a l’aide des instruments de l’habitude et du conformisme, parce que penser vraiment est l’une des formes les plus aigu"e du risque qu’est n'ecessairement exister, lorsqu’exister implique qu’il faille en existant endurer sa propre finitude.
Mais pourquoi donc penser la technique? Nous voil`a semble-t — il, devant le dernier obstacle. Car si l’urgence de penser la technique vient d’ailleurs que de la pens'ee elle-m^eme — si par exemple elle tire sa motivation des inconv'enients dont le d'eveloppement technique finit par r'epandre un peu partout la sourde inqui'etude, alors il y a fort `a craindre que sous la rubrique “pens'ee de la technique” ne se trouve en r'ealit'e rien d’autre que ce dosage de r'eactions sociales consensuelles qui passe pour ^etre la pens'ee.
La pens'ee v'eritable est rupture — comme est rupture tout ce qui a un vrai poids dans une vie humaine. Rupture par rapport `a ce qui pr'ec`ede, mais surtout rupture relativement `a tout ce qui usurpe l’apparence d’^etre proche — bref: rupture qui ne cesse de rompre avec l’imposture.
`A propos de la question de la technique, 'ecoutons ce que dit Jean Beaufret. Cet homme a si admirablement appris `a pratiquer l’art de rompre en se d'epaysant jusqu’`a soi-m^eme, qu’il en est devenu, m^eme en France, comme un 'etranger. Comment s’expliquer autrement que pour le vingti`eme anniversaire de sa mort, survenue le 7 ao^ut 1982, n’ait paru en France
qu’un seul hommage `a Jean Beaufret?
Je tiens `a saluer la pr'esence parmi nous, ce matin, de celui qui a 'ecrit cet hommage: Pierre Jacerme. Son texte s’intitule
Il y a presque quarante ans, le 9 septembre 1963, Jean Beaufret 'ecrivait `a Heidegger (`a la veille, donc, du dixi`eme anniversaire de la conf'erence):
«Je crois que je vois, encore mieux qu’`a Messkirch, l’extraordinaire difficult'e de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par-del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite, dans la mesure o`u le caract`ere irr'esistible de la technique, en son d'eploiement pl'enier, r'epond au secret lui- m^eme, au kruvptesqai de la fuvsi", au fait en retrait que
La lettre ne parle pas — il faut le dire — exactement en ces termes. Jean Beaufret, qui 'ecrit jusque l`a en francais (sauf en mentionnant le titre “Die Frage nach der Technik” — peut—^etre comprenons-nous `a pr'esent pourquoi), `a partir de “jusqu’`a H'eraclite”, passe en effet `a l’allemand, ce qui donne comme texte — 'ecoutons-le tel qu’il fut recu par Heidegger: