Quelques semaines plus tard, le Roi a amnistié tout un contingent de prisonniers politiques, parmi lesquels des membres du Groupe qui pourrissaient dans les geôles du régime depuis les rafles massives après les attentats de Casablanca des années auparavant. Le Cheikh était euphorique. Il a accueilli ces compagnons comme s’il s’agissait de Joseph lui-même revenu d’Égypte pour retrouver ses frères. La Diffusion de la Pensée coranique est devenue une ruche de barbus.
J’avais hâte que toute cette agitation se termine pour pouvoir reprendre ma routine de lectures et retrouver ma tranquillité. Le Groupe était un vrai tas de bestioles en cage, ils tournaient en rond en attendant le soir et le moment de l’action. Ils avaient décidé de profiter du désordre, des manifs et des flics pour entreprendre le “nettoyage du quartier” comme ils disaient. Bassam, pressé de venger sur le premier venu son nez cassé de l’autre jour, était à la proue des bastonneurs. Ils sortaient par bandes d’une dizaine, armés de gourdins et de manches de pioches après un sermon belliqueux et éloquent du Cheikh Nouredine, où il était question des expéditions du Prophète, du combat de Badr, du Fossé, de la tribu juive des Banu Qaynuqa, de Hamza le héros, de la gloire des martyrs en Paradis et de la beauté, de la grande beauté de la mort dans la bataille. Puis, bien chauds après cette mise en jambes théorique, ils partaient presque en courant dans la nuit, les nerfs et la trique de Bassam en tête. Je n’ai rien su du résultat des premiers engagements, si ce n’est qu’ils rentraient contents, essoufflés, sans blessés ni martyrs. Le Cheikh Nouredine pensait que pour des questions de sécurité il était important qu’il ne participe pas lui-même à cette guerre sainte, mais me faisait les gros yeux quand je disais que je préférais lui tenir compagnie à la Diffusion. Après deux nuits de combats sans pertes, il souhaita mener lui-même les troupes à la victoire ; je me préparais à rester tranquillement enfin seul devant l’ordinateur, mais un regard du Cheikh Nouredine suffit pour me convaincre qu’il valait mieux que je me joigne à eux ; on m’a donné une trique que j’ai dissimulée, comme tout le monde, sous mon caftan.
L’expédition aurait pu être amusante ; notre bande, capuches sur la tête, barbes, longs manteaux hantant les trottoirs obscurs, n’aurait pas dépareillé dans une comédie égyptienne.
Je n’avais pas été prévenu des objectifs ; le sermon avait mentionné le combat contre l’impiété, le péché et la pornographie, mais rien de plus précis. La nuit était froide et humide. On était six, on marchait en rangs, il a commencé à pleuvoir un peu, ce qui retirait son charme à l’expédition. La lutte contre l’ivrognerie et le matérialisme n’était pas une partie de plaisir.