C’était juste que je manquais d’habitude. Au cours des deux ans qui ont suivi, j’ai eu tout le temps de m’y faire. Mon travail à la Pensée était des plus tranquilles, ce qui laissait beaucoup de loisirs pour l’étude et la prière. Libraire, ça consistait à recevoir les cartons de livres, à les ouvrir, à retirer les plastiques, à les mettre en piles sur les étagères et, une fois par semaine, le vendredi, à installer une table à la sortie de la mosquée pour les vendre. Enfin, les vendre c’est un bien grand mot. La plupart (les petits ouvrages brochés, un peu comme des manuels scolaires bon marché) valaient 4,90 dirhams. Un enfer, il fallait avoir des caisses de pièces pour rendre la monnaie, presque autant que de bouquins. À ce prix-là on pourrait les offrir, j’ai dit au Cheikh. Non non, impossible, les gens doivent être conscients que ce papier a de la valeur, sinon ils vont les balancer ou s’en servir pour allumer les barbecues. On pourrait peut-être les vendre à cinq dirhams alors, ça m’arrangerait pour la monnaie. Trop cher, m’a répondu le Cheikh. Ça doit être accessible à tous.
Ces manuels avaient un énorme succès. Notre best-seller :
L’autre partie de notre catalogue était plus chère, 9,90 le volume. Il s’agissait de livres reliés, généralement en plusieurs tomes, qui pesaient un âne mort. La collection s’intitulait
La Pensée était ouverte toute la journée, et ma librairie avec elle, mais il y avait peu de clients. Certains passaient parfois pour acheter un des titres que je n’avais pas le droit de mettre sur les tables. J’ai demandé au Cheikh Nouredine s’ils étaient interdits par la censure, il m’a dit bien sûr que non, ce sont juste des textes qui demandent une plus grande connaissance, qui pourraient être mal interprétés. Parmi eux se trouvait
Une de mes tâches (la plus agréable, de fait) consistait à m’occuper de la page web et du Facebook de l’association, de signaler les activités (par ailleurs peu nombreuses) ce qui me permettait d’avoir toute la journée accès à Internet. Je faisais mon travail sérieusement. Le Cheikh Nouredine était agréable, cultivé, sympathique. Il m’expliqua qu’il avait étudié la théorie en Arabie Saoudite et la pratique au Pakistan. Il me recommandait des lectures. Quand je me fatiguais du porno sur le web (un peu de péché ne fait de mal à personne) je passais des heures à lire, confortablement allongé sur les tapis ; petit à petit je me suis habitué à l’arabe classique, qui est une langue sublime, puissante, captivante, d’une richesse extraordinaire. Je passais des heures à découvrir les beautés du Coran à travers les grands commentateurs ; la simple complexité du Texte me laissait bouche bée. C’était un océan. Un océan de lumières. J’aimais imaginer le Prophète dans sa grotte, enveloppé dans son manteau, ou entouré de ses compagnons, en route pour la bataille. Penser que je reproduisais leurs gestes, répétais les phrases qu’ils avaient eux-mêmes psalmodiées m’aidait à supporter la prière, qui était tout de même un pensum interminable.