J’avais de plus en plus la conviction que l’Heure était proche ; que Bassam attendait un signal pour prendre sa part à la fin du monde — il disparaissait une grande partie de la journée, au rythme des prières ; il feignait d’être content lorsque je lui proposais d’aller faire un tour, de changer de quartier, de profiter un peu de la ville qui nous tendait les bras ; il réussissait à faire semblant une demi-heure, à s’extasier sur une ou deux filles et trois vitrines, puis il redevenait silencieux, happé par ses souvenirs, ses projets ou sa haine. Quand je le cuisinais il me regardait avec sa bonne tête de plouc, les yeux incrédules, comme s’il ne comprenait absolument pas à quoi je faisais allusion, et je me prenais à douter, je me disais que j’exagérais, que l’ambiance, la rue des Voleurs et la maladie de Judit commençaient à me taper sur le système, alors je me promettais de ne plus lui en reparler — jusqu’à ce que le soir vienne, qu’il disparaisse deux ou trois heures Dieu sait où en compagnie de ses potes pakistanais sortis de nulle part et rentre, muet, avec le regard perdu et vibrant de quelqu’un qui appelle, pour prendre la place de Mounir sur le canapé, et je retrouvais mes doutes et mes questions. Un jour j’avais remarqué qu’il était arrivé avec un sac en plastique, bizarre pour quelqu’un qui ne s’achetait jamais rien, qui ne possédait presque rien, à part quelques vêtements qu’il lavait à la main rituellement chaque soir avant de se coucher — j’ai jeté un coup d’œil lorsqu’il est allé pisser, l’emballage contenait quatre téléphones portables neufs d’un modèle très simple, je me souvenais du
J’étais sans doute en train de devenir fou, complètement paranoïaque.
Un jour je n’y tenais plus, j’en ai parlé avec Judit. Elle était toujours hospitalisée, l’opération était sans cesse repoussée : les coupes sombres dans son budget avaient contraint l’hôpital à fermer une partie des blocs opératoires — et il y avait toujours plus urgent qu’elle à opérer.
Núria n’était pas là, nous étions seuls tous les deux dans sa chambre ; elle était assise dans le fauteuil des visiteurs, et moi par terre à ses côtés. J’ai hésité longtemps, et je lui ai dit tu sais, je me demande si Bassam ne prépare pas quelque chose.
Elle s’est penchée vers moi.
— Quelque chose de dangereux, tu veux dire ?
— Oui, quelque chose comme Marrakech ou Tanger. Mais je n’en suis pas sûr. C’est juste une possibilité.
J’ai repensé au nouveau regard de Bassam, si vide, si perdu, si douloureux.
Judit a soupiré, on est restés silencieux comme ça un moment.
— Et qu’est-ce que tu vas faire ?