L’éloignement, dans l’amitié comme dans l’amour. Bassam s’éloignait ; je m’éloignais aussi, sans doute — je n’étais plus l’enfant attardé de Tanger, plein de rêves médiocres ; j’étais en route pour ma prison, déjà enfermé dans la tour d’ivoire des livres, qui est le seul endroit sur terre où il fasse bon vivre. Judit disparaissait dans la maladie ; il me fallait des efforts surhumains pour me rendre à l’hôpital Clinic, où elle était soignée ; l’odeur des couloirs, la distance cynique du personnel, le faux silence de ces chambres bruissant secrètement de mort me provoquaient une angoisse atroce, terrible ; la petite morgue de Cruz me revenait en mémoire, les corps ne me quittaient plus ; je voyais l’hôpital comme une gigantesque fabrique de chair éteinte : des femmes et des hommes entraient par la grande porte et ressortaient par-derrière, chiens crevés que l’on traînait pour les brûler un peu plus loin, et je ne voulais pas que Judit disparaisse, c’était impossible. Elle partageait sa chambre avec une dame d’une cinquantaine d’années qui avait tout un régiment de pleureuses à son chevet et a été assez vite transférée dans une autre partie du bâtiment : à l’hôpital il faut être agonisant pour obtenir une chambre individuelle, et éviter de déprimer par les râles du mourant et les gémissements de la famille la voisine qui lutte encore pour conserver sa vie — et même si la tumeur de Judit était bénigne, il lui fallait subir toute une série de traitements avant l’opération proprement dite ; pour un peu je me serais remis à prier, si je n’avais pas été convaincu, de plus en plus, de l’injustice de Dieu, qui ressemble grandement à une absence. Malgré tout Judit semblait garder le moral — elle avait espoir, les médecins étaient optimistes et seule sa mère, Núria, que je voyais à chacune de mes visites, paraissait vieillir à vue d’œil. Elle ne quittait presque plus la chambre de sa fille, recevait les visiteurs, donnait des explications sur l’évolution du mal, comme si elle en avait été elle-même atteinte ; Judit était parfois alitée, parfois assise dans un fauteuil ; je restais un quart d’heure puis je m’en allais. Nous discutions de tout et de rien, du temps, de l’état du Monde arabe, de la guerre en Syrie, de nos souvenirs, aussi — de Tanger, de Tunis, et repenser à ces bonheurs disparus me faisait venir des trémolos un peu ridicules dans la voix, des tremblements dans les yeux, alors je repartais, je saluais Núria et j’embrassais doucement Judit qui me serrait fort dans ses bras, je reprenais les couloirs puant la mort, entre les infirmières, les malades perfusés qui vaguaient, qui descendaient fumer une cigarette dehors sur le parvis, toute une troupe de types en chemise de nuit, appuyés chacun sur sa potence portant une bouteille de verre dont le tuyau s’enfonçait dans leurs veines, au poignet ou sous le coude, clopaient en discutant le bout de gras, accompagnés de quelques infirmiers ou médecins débonnaires, c’était le festival du pansement et de la cicatrice, des cathéters pendants et des blouses vertes, alors je fuyais, je fuyais en rêvant de pouvoir emporter Judit avec moi dans une chambre bien gardée du carrer Robadors, avec Bassam qui tournait en rond sans perfusion entre la mosquée, le restaurant marocain, les voleurs de bicyclettes et les putes, qu’il observait de loin, comme une faune attirante et étrange, les éléphants du Roi d’Espagne. J’avais mon petit zoo à moi à la maison : Bassam et Mounir se haïssaient. Idéologiquement, personnellement, tout les éloignait ; Mounir ne voyait en Bassam que l’Islamiste étroit, taciturne, sauvage ; Bassam méprisait Mounir parce que c’était un raté, un voleur, un mécréant. Ils avaient tous deux raison, en un sens ; je pensais qu’ils auraient pu se rapprocher sur d’autres plans, les filles, le football, la vie, mais non, rien à faire — ils ne s’adressaient la parole que contraints et forcés, et Mounir me demandait chaque jour ou presque quand est-ce que Bassam repartait. La vie vacillait, et je le sentais ; Bassam plongeait dans la prière et l’attente ; Judit devait être opérée d’un jour à l’autre ; la crise précipitait le rythme des grèves, des manifestations, des bruits d’hélicoptères ; les premières chaleurs de la fin du printemps affolaient les drogués, les pauvres et les cinglés ; chaque jour de nouveaux cadavres fleurissaient quelque part, une banque s’effondrait, un cataclysme emportait un lambeau de plus de ce monde en ruine, ou peut-être est-ce moi qui, aujourd’hui, suis tenté de relire ces événements à la lumière de la suite ; de penser que le pire était à venir, que le pire est venu — tout dansait devant mes yeux, Judit à l’hôpital, Bassam à la mosquée Tareq ibn Ziyad, Meryem dans la tombe, le monde réclamait quelque chose, un mouvement, un changement, un pas de plus vers le Destin ; je pressentais qu’il allait bientôt falloir choisir son camp, qu’un jour ou l’autre il faut choisir son camp, qu’il n’appartenait qu’à moi de me révolter, d’avoir une seule fois une seule un geste, un vrai geste décisif, et bien sûr il est aisé de penser à cela aujourd’hui, depuis ma bibliothèque carcérale, entouré par toute la certitude des livres, de centaines de textes, par la force de mes lectures, car l’homme d’hier a disparu ; le Lakhdar de la rue des Voleurs a disparu, il s’est transformé, il cherche à rendre leur sens perdu à ses actes ; il réfléchit, je réfléchis, mais je tourne en rond dans ma prison car je ne pourrai jamais retrouver celui que j’étais avant, l’amant de Meryem, le fils de ma mère, l’enfant de Tanger, l’ami de Bassam ; la vie a passé depuis, Dieu a déserté, la conscience a fait son chemin, et avec elle l’identité — je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement.