Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas : l’Europe admettait-elle qu’elle n’avait pas les moyens de son développement, que ce n’était qu’un leurre, qu’en fait l’Espagne était un pays d’Afrique comme les autres et tout ce que nous voyions, les autoroutes, les ponts, les tours, les hôpitaux, les écoles, les crèches, n’était qu’un mirage acheté à crédit qui menaçait d’être repris par les créanciers ? Tout disparaîtrait, brûlerait, serait avalé par les marchés, la corruption et les manifestants ? Si c’était le cas, beaucoup finiraient rue des Voleurs ; beaucoup allaient déchoir, changer de vie, mourir jeunes, faute d’argent pour se soigner, perdre leurs économies ; leurs enfants hériteraient d’un coup de pied au cul, n’iraient plus dans de belles écoles, mais dans des granges où l’on se serrerait autour d’un poêle à bois — personne ne voyait cela. Il fallait venir de loin pour imaginer ce qu’allait être cette transformation, venir du Maroc, venir du Cheikh Nouredine, venir de Cruz et de ses cadavres.
L’hélicoptère n’était pas là pour rien, tout devait être plus beau vu du ciel, dégagé ce jour-là. Dans la rue c’était autre chose. Je n’avais pas renoncé à mon cours du jour : j’étais un briseur de grève. Il me fallait monter à pied, pas de métro. Il était dix heures du matin, et il y avait déjà des rassemblements, des groupes de types avec des casquettes, des drapeaux, des porte-voix et des flics partout. La moitié des rues de la ville étaient coupées. Les grandes enseignes étaient closes, seuls quelques petits commerçants bravaient les piquets — mal leur en prenait : j’ai vu un boulanger se faire fermer d’office par une dizaine de syndicalistes mécontents qui gueulaient “Grève, grève !” et menaçaient de lui péter sa vitrine à coups de manche de pioche, il n’a pas mis deux minutes à abdiquer et donner congé à ses employés. En revanche expliquer aux Chinois des bazars de la Ronda le concept de
— Aujourd’hui pas de travail.
— Pas de travail ?
— Non, c’est la grève générale.
— Nous ne faisons pas la grève.
— Si, c’est la grève générale.
— Nous ne faisons pas la grève.
— Précisément, vous devez fermer.
— Nous devons faire la grève ?
Mais finalement, habitués aux luttes prolétaires du Parti Unique, les Chinois savaient eux aussi reconnaître un bon gourdin quand ils en voyaient un, et finissaient par baisser rideau, quelques heures du moins.
Leur travail devenait encore plus clandestin que d’habitude.
À Gràcia, tout paraissait tranquille. Les rues baignaient dans la fraîcheur bleutée du matin de printemps ; Judit m’attendait pour le cours, je suis arrivé un peu essoufflé. Elena et Francesc seraient absents, ils habitaient trop loin pour venir à pied. La mère de Judit était là, c’était la première fois que je la rencontrais ; j’ai été présenté comme “Lakhdar, mon professeur d’arabe”. Elle paraissait beaucoup plus jeune que je ne l’aurais imaginé ; elle portait un jean moulant, un tee-shirt bleu où était inscrit
Le cours en tête à tête s’est bien passé, même si Judit était un peu absente. Nous avons lu un passage d’Ibn Batouta qui me semblait convenir à l’actualité. Ibn Batouta se trouve en Inde, auprès du Sultan Muhammad Shah, et il raconte qu’un Cheikh appelé Chihab-ud-din, très puissant et très respecté, refusa de se rendre auprès du Sultan qui l’avait convoqué ; le Cheikh explique à l’envoyé de la cour “qu’il ne servirait jamais un tyran”. Le Sultan l’a donc envoyé prendre de force :
— Tu dis que je suis un tyran ?
— Oui, répondit le Cheikh, vous êtes un tyran, et parmi vos tyrannies, il y a ceci et cela, et il commença à en énumérer un certain nombre, comme la destruction de la ville de Dehli et l’expulsion de ses habitants.
Le Sultan tendit son épée à son vizir en lui disant :
— Si je suis un tyran, coupe-moi la tête !
— Celui qui vous traite de tyran est un homme mort, mais vous-même savez parfaitement que vous en êtes un, interrompit le Cheikh.
Le Sultan le fit arrêter et l’enferma quatorze jours sans manger ni boire ; chaque jour on l’amenait à la salle d’audience, où les juges lui demandaient de retirer ce qu’il avait dit.
— Je ne retirerai pas mes paroles. J’ai l’étoffe des martyrs.
Le quatorzième jour, le Sultan lui fit parvenir un repas, mais le Cheikh refusa :
— Mes biens ne sont déjà plus de ce monde, remporte cette nourriture.
Quand le Sultan apprit cela, il ordonna qu’on fît ingérer au Cheikh quatre livres de matière fécale ; des hindous idolâtres se chargèrent de l’exécution : ils ouvrirent les joues du Cheikh avec des tenailles, mélangèrent les excréments à de l’eau et réussirent à les lui faire avaler.
Le lendemain, on le porta devant une assemblée de notables et d’ambassadeurs étrangers, pour qu’il se repente et retire ce qu’il avait dit — il refusa une fois de plus, et fut décapité.