Les deux bâtiments provisoires du marché Sant Antoni étaient une porte dans des remparts imaginaires ; derrière s’ouvrait le Raval et, en son cœur, la rue des Voleurs — j’étais en sécurité. Dieu sait pourquoi, le quartier était dans le noir. Pas d’éclairage public. Peut-être un effet de la grève, ou une coïncidence ; quelques boutiques étaient ouvertes et projetaient sur le bitume une étrange lumière vacillante, ajoutant un aspect encore plus médiéval à notre château des pauvres. Carrer Robadors, rien n’avait changé : deux Noirs faisaient le guet à l’angle, attendant Dieu sait quoi qui n’arrivait jamais ; Maria était devant sa porte, la jupe remontée jusqu’à mi-cuisses ; de grosses blattes se sont enfuies à mon passage dans l’escalier ; Mounir était devant la télé, les pieds sur la table basse, en chaussettes. Je me suis effondré à ses côtés dans le canapé, bien crevé — j’avais marché près de quatre heures.
La télévision repassait en boucle des images de la journée.
J’ai commencé à jouer machinalement avec le couteau que Mounir avait comme d’habitude posé sur la table ; c’était une arme courte mais large, très pointue ; une pièce de métal empêchait la lame de se replier une fois ouverte, ressort très puissant qu’il fallait débloquer pour pouvoir refermer l’engin. Le manche était court, en acier recouvert de deux plaques de bois rouge. Solide, aiguisé, dangereux. J’ai demandé à Mounir s’il s’en était déjà servi, il m’a dit non, tu rêves, je ne l’ai même jamais sorti de ma poche devant quelqu’un. C’est juste une sécurité au cas où. On ne sait jamais.
On ne savait effectivement jamais.
À la télé, les commentaires étaient toujours les mêmes.
Les syndicats se réjouissaient du grand succès de la grève.
Le gouvernement se réjouissait de pouvoir, dès le lendemain, reprendre ses indispensables réformes de l’économie.
Dans le lointain, l’hélicoptère tournait toujours.
Le lendemain la ville s’est réveillée fiévreuse et incrédule ; l’onde de violence vibrait encore dans le matin — les badauds observaient les vitrines fracassées, par petits groupes, en faisant des commentaires à voix basse ; les équipes de nettoyage essayaient d’effacer au plus vite toute trace d’incendie ; dans les journaux, il n’était question que du montant des dégâts, du nombre des arrestations.
La différence avec Tunis, me disait Mounir, peut-être la seule différence, c’est qu’à Tunis le bordel a continué le lendemain, le surlendemain et le jour d’après. Ici, c’est comme s’il ne s’était rien passé. On répare les façades des banques, le gouvernement continue ses travaux, les révolutionnaires retournent à leurs skate-boards et les touristes reprennent le contrôle de la place de Catalogne.
Ici tout le monde a encore trop à perdre pour se lancer dans l’insurrection, crois-moi.
Bien sûr, à l’époque, on ne pouvait pas savoir.
Mounir cherchait désespérément à gagner du fric, plus de fric — il prenait des risques insensés pour voler des appareils photo de plus en plus chers, des portefeuilles qui n’étaient jamais assez garnis, je lui ai proposé une sorte d’association, pour lui éviter de voler autant, j’ai eu une idée, qui provenait des Mémoires de Casanova — le Vénitien était comme Mounir, il avait lui aussi toujours besoin d’argent et, à Paris, il avait inventé pour le compte du Roi de France quelque chose d’extraordinaire : la loterie, c’est-à-dire un jeu d’argent où tout le monde sortait gagnant, enfin, presque. J’ai expliqué à Mounir comment on pourrait gagner du blé en organisant la loterie des Voleurs, saine et clandestine — nous étions à cette terrasse du carrer del Cid que nous aimions pour son calme, à cinq cents mètres du carrer Robadors, et je le faisais rire avec mes histoires de loto, il avait du mal à croire que cela puisse fonctionner. Si on n’essaye pas, on ne saura jamais, j’ai dit. Bien sûr les jeux d’argent sont un péché, mais pour le joueur, pas pour l’organisateur, je suppose.
Tu crois qu’il y a un loto en Arabie Saoudite ?
Je trouvais extraordinairement drôle que ce soit le vieux Casanova qui nous fournisse cette idée magnifique. Bien sûr il fallait un peu d’investissement, au moins pour les gains du premier tirage, si jamais nous ne vendions pas suffisamment de tickets du premier coup. Nous serions beaucoup moins gourmands que l’État et nous reverserions grande part de nos revenus, conservant juste un bénéfice de vingt pour cent des enjeux — le reste irait au possesseur du ticket gagnant.
Mounir doutait fortement que des clients nous fassent confiance, mais les projections le faisaient saliver : regarde, si on vend mettons 50 tickets à 10 euros, ça fait 500 euros. On donne 400 euros de gains, et on garde 100 euros. Si 10 euros ça te semble beaucoup, on peut faire pareil avec 5.
Mounir commençait à comprendre toute la magie de cette belle invention. Il calculait. Dis donc, c’était un malin, ton Casanova. C’est vraiment lui qui a inventé ça ? Oui, je crois, j’ai répondu. Du moins c’est ce qu’il raconte.